Artborescience S3 ep5 : Monstres marins, dauphins fantômes et baleines célestes

Artborescience S3 ep5 : Monstres marins, dauphins fantômes et baleines célestes

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Cette émission a été diffusée sur Radio Campus Clermont-Ferrand, 93.3, le mercredi 02 mars 2022 de 17h à 18h. Vous pouvez retrouver le podcast sur le site de Radio Campus Clermont-Ferrand.

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Bonjour à toutes et tous,

Je suis heureuse de vous retrouver aujourd’hui, mercredi 02 mars (et pas février comme je le dis dans l’enregistrement -_-), pour le cinquième épisode de la saison 3 d’Artborescience.

♪ tapis : Yasunori Mitsuda, « Sailing (Another World) », Chrono Cross OST

Après deux mois sans nouvelles émissions, je laisse en suspens le travail sur la série His Dark Materials pour aborder un nouveau thème. Il n’était pas possible pour moi de me replonger convenablement dans le monde des daemons et des anges tant j’ai l’esprit occupé par la taxonomie depuis plusieurs semaines. Je reviens à de très anciennes passions…

Ainsi, aujourd’hui, en accord avec l’esprit de l’émission, nous allons marier sciences et fictions pour voyager d’océans primitifs en espaces intersidéraux, en passant par quelques mers mortes et des bâches grouillantes de vie… Toutes peuplées par de fascinantes créatures. Bienvenue sur Artborescience pour cette émission « monstres marins, dauphins fantômes et baleines célestes ».

Au programme : des lectures entrecoupées de divagations ainsi que de musiques tempétueuses ou mélancoliques avec les OST de Ponyo sur la falaise et surtout de Chrono Cross, le jeu où les bifurcations du temps et de l’espace semblent se confondre avec les courants océaniques.

Science avec quelques encarts taxonomiques au sujet des poissons, des mollusques, des cétacés et autres mammifères marins, avec de la poudre pailletée de belle convergence évolutive. Science aussi avec Les Portes de la perception animale. Fiction avec le roman Mers Mortes d’Aurélie Wellenstein, avec Les Baleines Célestes d’Elodie Serrano, La trilogie du Rempart Sud de Jeff Vandermeer, La Sirène de Ray Bradbury… et même avec Ponyo et One Piece, pourquoi pas ? Enfin, poésie avec Bleu Baleine de Patricia Castex Menier.

Sur les lectures :

Il n’y aura pas de divulgâchage du tout de Mers Mortes : je lis des extraits du tout début de l’histoire. Idem pour La trilogie du Rempart Sud. Quant à Baleines Célestes, la seule divulgation peut-être très légèrement divugâchante concerne l’apparence des baleines. Cela dit, la belle couverture du roman dessiné par Dzaka en donne déjà un bel aperçu ! Quant à La Sirène de Ray Bradbury, s’agissant d’une nouvelle particulièrement courte, l’extrait divulguera beaucoup, nécessairement. Cela n’en rend pas moins la découverte de l’intégralité de cette nouvelle intéressante ! Chacun de ces extraits devrait vous donner envie de découvrir les œuvres entières !

Sur les extraits publiés dans cet article :

Les extraits lus faisant généralement plus de deux pages, je ne publierai ici que le tout début de chacun de ces extraits.

Entrons dans le grand bleu par la soupe primitive, avec des mots simples, destinés à nos enfants… Des mots de Blandine Pluchet, dans son livre Le Quark et l’enfant :

« Cette eau, tombée soudain sur la planète, s’accumulait partout, formant ainsi des rivières, des lacs, des mers, mais surtout des océans. (…) Dans ses profondeurs, ses abîmes mystérieux, on retrouvait la soif d’invention qui habitait l’Univers.

Dans cette soupe tout se mélangeait. Cette eau retenait plein d’autres molécules et atomes. Tous se combinaient, faisaient des essais, comme s’ils cherchaient les morceaux d’un puzzle.  Ravi, je retrouvais là cette volonté d’inventer que j’avais connue dans le cœur de l’étoile. C’était fabuleux. Les rayons du Soleil, l’étoile autour de laquelle tournait la Terre, chauffaient cette soupe. Les orages envoyaient leurs éclairs, électrisant la mixture. »

… suite dans l’émission !

♪ virgule : Yasunori Mitsuda, « Slumber », Chrono Cross OST

Pendant environ 3 milliards d’année, la vie s’est développée sans système nerveux. Le système nerveux aurait fait son apparition à l’époque pré-cambrienne, il y a entre 600 et 540 millions d’années.

Il y a environ 540 millions d’années, la vie innove sur Terre comme jamais auparavant. C’est l’explosion du Cambrien, une sorte de « Big Bang » zoologique qui voit émerger les grands plans d’organisation actuels des animaux, c’est-à-dire les grands types de structures animales qui correspondent aux embranchements de notre classification. Apparaissent notamment les embranchements d’animaux bilatériens tels que les annélides dont font partie les lombrics, les arthropodes dont font partie insectes et crustacés, et les chordés, notre embranchement à nous et des autres tétrapodes, ainsi que celui des poissons.

♪ tapis : Joe Hisaishi, Ponyo sur la falaise OST

« L’âge des poissons » survient environ 80 millions d’années plus tard. C’est la période du Dévonien, dont sont nostalgiques la déesse de la mer et le magicien misanthrope Fujimoto dans le film Ponyo sur la falaise. Lorsque la mer monte et engloutit le village du petit Sosuke, les poissons primitifs survolent les maisons d’une nage paisible. La fillette-poisson Ponyo et son ami Sosuke voguent au-dessus d’un gigantesque et pacifique requin primitif.

Dans les classifications du règne animal héritées de Carl von Linné et de Lamarck, les poissons formaient l’une des cinq grandes classes de l’embranchement des vertébrés aux côtés des amphibiens, des reptiles, des oiseaux et des mammifères.

La phylogénétique a permis de montrer que l’arbre du vivant est bien plus complexe. Notamment, le groupe des poissons ne forme pas un clade. Un clade, c’est un groupe qui contient un ancêtre présentant un caractère nouveau et tous ses descendants. On dit qu’il s’agit d’un groupe monophylétique : un ancêtre et tous ses descendants. Or, le groupe des poissons est un groupe paraphylétique : il regroupe des clades différents, seulement certains groupes de la descendance d’une ancêtre commun.

Aussi trouve-t-on, dans ce groupe paraphylétique des poissons, le clade des poissons cartilagineux – les chondrichthyens –, représentés par les requins, les raies, les chimères, les petites roussettes… Le clade le plus vaste des poissons est phylogénétiquement plus proche de nous que ce clade des poissons cartilagineux : il s’agit des actinoptérygiens, les poissons osseux… Un très vaste taxon qui regroupe pas moins de la moitié des espèces des vertébrés actuels.

Grand-mère Tala, mon personnage préféré du film Vaïana, fanart de Kristin Soltau à voir sur DeviantArt

♪ tapis : Mark Mancini, « Village Crazy Lady », Moana / Vaiana OST

Encore un peu plus proches de nous se trouvent les actinistiens, poissons aux nageoires charnues dont la coordination est la même que celle des animaux à quatre pattes, les tétrapodes.
Plus proche encore, le dernier clade des poissons : les dipneustes qui, outre des nageoires charnues et très mobiles, possèdent un poumon fonctionnel en plus de leurs branchies. Ces dipneustes forment un groupe frère des tétrapodes, bien loin des poissons cartilagineux.

Ces dipneustes ont pu être qualifiés de fossiles vivants, car ils ressemblent fort à notre ancêtre commun du dévonien inférieur qui a préfiguré les tétrapodes, et dont la descendance a finalement gagné pour de bon la terre ferme.
Les tétrapodes comprennent aujourd’hui les lissamphibiens, les mammifères, les oiseaux et la classe obsolète des reptiles. Tout comme le groupe des poissons, les reptiles forment un groupe paraphylétique. Le groupe des diapsides comprend à la fois les oiseaux et les animaux rangés dans les reptiles : les squamates, avec lézards et serpents, les sphénodons avec leur troisième œil, et les crocodiliens, qui sont plus proches des oiseaux que des autres diapsides, formant le clade des archosauriens avec leurs cousins à bec et à plumes.

Les dinosaures étaient des diapsides. La classe actuelle des oiseaux est l’unique survivante de ces anciens diapsides : nos poules sont les petites filles des dinosaures théropodes, ceux qui se déplaçaient sur deux pattes comme les T-Rex et les vélociraptors. D’autres lignées de dinosaures, elles éteintes, ont régné sur les océans.

Dans sa nouvelle La Sirène, Ray Bradbury nous fait entendre les tourments d’un dinosaure marin au long cou, vieillard écrasé de solitude depuis plus de 160 millions d’années. En voici un extrait :

♪ tapis : Yasunori Mitsuda, « Dragon Prayers », Chrono Cross OST

« – Chut ! fit McDunn. Là !

De la tête, il m’indiqua l’obscurité, au dehors.

Quelque chose en effet approchait du phare, en nageant.

Comme je l’ai déjà dit, la nuit était froide. La haute tout paraissait de glace, la lumière allait et venait et la Sirène appelait, appelait à travers l’épaisseur du brouillard. On ne pouvait voir ni bien loin ni clair, mais la mer était là, se ruant vers la terre enténébrée, unie et calme, couleur de boue sale ; nous étions tous deux seuls dans la haute tout et là-bas, devant nous, encore assez loin, il y avait un remous, suivi d’une vague, et quelque chose qui s’élevait dans un bouillonnement d’écume. Tout à coup, à la surface glacée de la mer, une tête parut, une grosse tête sombre avec des yeux immenses ; puis un cou. Venait ensuite – non pas un corps – mais le cou interminable, encore et toujours. »

… suite dans l’émission !

♪ tapis : chants de baleines

Les mammifères, contrairement aux reptiles et aux poissons, forment un groupe monophylétique. Beauté de la convergence évolutive : certaines pattes de mammifères se sont transformées en nageoires… Et ces mammifères marins appartiennent eux-mêmes à des sous-clades différents. Il y a les cétacés, avec baleines et dauphins, groupe frère des hippopotamidés. Il y a les phoques, les otaries et les morses qui appartiennent au clade des carnivores, et plus précisément à celui des caniformes. Il y a enfin les siréniens, les vaches de mers, qui forment un groupe frère des éléphants !

Notons qu’aucun mammifère n’a complètement perdu ses membres, contrairement à certains amphibiens fouisseurs ou certains reptiles retournant à une apparence vermiforme.

Souvent, les enfants sont tentés de ranger le mammifère dauphin et le poisson cartilagineux requin dans la même famille, ne voyant que la forme fuselée de leur corps lisse et le sillon de leur aileron…
Même le narval est parfois confondu avec l’espadon… Le narval – et non le nerval, comme Gérard de Nerval – est un cétacé. L’espadon, lui, est un poisson actinoptérygien.

En raison de son rostre spiralé, le narval est surnommé « la licorne des mers ». Je vais vous lire un extrait de l’ouvrage Les portes de la perception animale de Benoît Grison qui nous éclaire sur le rôle sensoriel de ce rostre :

« De la même façon, le monde perceptif du narval comporte des dimensions radicalement étrangères aux nôtres. Non seulement ce cétacé des eaux froides de l’hémisphère Nord expérimente à travers son sonar des sensations acoustiques ultrasoniques inconcevables pour nous, mais surtout , sa défense lui offre des opportunités perceptives étonnantes… Ce rostre, une dent hypertrophiée et torsadée qui peut dépasser 2 mètres de longueur, propre aux mâles (ou presque : quelques rares femelles s’en trouvent dotées), constitue peut-être un caractère sexuel secondaire, et à coup sûr une arme, voire un instrument de pêche. Il semble également jouer un rôle dans diverses formes d’interaction sociale. Néanmoins, depuis une quinzaine d’années, des chercheurs en odontologie d’Harvard ont levé le voile sur une fonction sans équivalent remplie par cette étrange défense. »

… suite dans l’émission !

Dans le roman d’Aurélie Wellenstein Mer Mortes, des fantômes de poissons et de mammifères se liguent avec les mollusques et les cnidaires pour venir hanter les restes d’une civilisation humaine qui survit péniblement sur une Terre desséchée, privée de ses océans et de ses mers. L’agonie de ces créatures disparues s’exprime sous des formes ectoplasmiques déformées par la souffrance.

♪ tapis : Yasunori Mitsuda, « Dragon Prayers », Chrono Cross OST

« Le monde physique se fractura comme un barrage et les eaux grises se déversèrent autour d’Oural, inondant le chemin de ronde. L’exorciste eut la sensation de recevoir une claque humide. Ses oreilles se bouchèrent comme s’il était réellement sous l’eau.

Et le premier fantôme, brusquement, se matérialisa devant lui, à trente centimètres de son visage.

Une raie manta.

Elle flottait, immobile, à l’envers. Sa cage thoracique décharnée, blanche, était gonflée par les gaz. Ses grandes ailes noires ondulaient mollement dans les courants marins. Ses yeux étaient pochés, morts. Elle faisait deux fois sa taille.

Comme toujours, Oural fut giflé par l’horreur de ses blessures. Les branchies de l’animal dégorgeaient en silence un liquide noir et son torse éthéré, troué par un harpon, se décomposait en bouts de chair filandreuse. »

… suite (avec quelques éléments plus joyeux) dans l’émission !

Couverture illustrée par Aurélien Police

Les poissons, comme tous les animaux dotés d’un système nerveux central, possèdent une conscience phénoménale telle que nous l’avons définie pendant plusieurs épisodes avec Antonio Damasio. Les poissons peuvent souffrir.

Voici un nouvel extrait des Portes de la perception animale au sujet de la sentience des animaux non-humains en général, et celle des poissons en particulier :

♪ tapis : Yasunori Mitsuda, « Enduring Thoughts », Chrono Cross OST

« Les animaux souffrent-ils, sont-ils dotés de « sentience », en l’occurrence de l’aptitude à éprouver de la douleur de manière consciente ? C’est là une question qui ne concerne pas que le moraliste, mais également le biologiste se penchant sur l’évolution de la perception animale. Pour une espèce donnée, la « sentience » suppose le plus souvent l’existence d’émotions associées à prise de conscience effective par l’animal des sensations douloureuses. D’autant plus que la détection de stimuli par un être vivant n’implique pas forcément une perception consciente – ainsi, les plantes ne souffrent nullement, alors qu’elles perçoivent des informations relatives à leur environnement. La présence d’émotions manifestes paraît donc constituer un indicateur important, permettant d’inférer qu’un organisme puisse vivre une expérience douloureuse. De fait, les états émotionnels sont liés à l’émergence des capacités cognitives dans le monde animal. Comme l’a souligné le neurophysiologiste australien Derek Denton, une émotion telle que la peur – pour ne citer qu’elle – possède un contenu cognitif : elle implique la conscience claire d’un danger potentiel de la part de l’individu qui l’éprouve…

En ce qui concerne les vertébrés, la seule présence de nocicepteurs, détectant les stimulations délétères, ne saurait suffire pour affirmer l’existence d’une sensibilité douloureuse, car ceux-ci peuvent fonctionner de façon réflexe, indépendamment du cerveau. Un malheureux chat dont la moelle épinière lésée ne communique plus avec l’encéphale éloignera néanmoins automatiquement sa patte d’une plaque brûlante ou d’un autre stimulus nocif…

Longtemps, la douleur chez les mammifères autres qu’Homo sapiens fut déniée par les scientifiques eux-mêmes, influencés à leur insu par l’anthropocentrisme de la culture occidentale. Tout comportement souffrant susceptible d’être observé chez nos cousins mammaliens était ramené à a seule activité réflexe des nocicepteurs ! Une fois encore un livre publié en 1872 par Charles Darwin, L’Expression des émotions chez l’Homme et les animaux, a constitué un tournant scientifique décisif. Pour Darwin, qui s’appuyait sur de multiples observations circonstanciées, ce qui séparait la vie émotionnelle de l’être humain et celle des autres « bêtes à poils » n’était qu’une différence de degré, non de nature. De nos jours, les « neurosciences affectives », telles qu’elles ont été développées notamment par Jaak Panksepp, un chercheur américain novateur, confortent pleinement cette conclusion. Parmi les mammifères non-humains, les conduites apparemment liées à une douleur ressentir sont associées aux mêmes indicateurs physiologiques, aux mêmes antalgiques naturels (dont les endorphines, ces morphines produites par le cerveau) et aux mêmes structures cérébrales (l’insula, entre autres) que chez l’Homme. Ces constats objectifs ont largement contribué à réévaluer le statut éthique des animaux de laboratoire.

Si la « sentience » des oiseaux est également reconnue aujourd’hui, de manière congruente avec ce que l’on sait désormais de leur complexité cérébrale, la perception douloureuse des « poissons » n’est admise que depuis peu. »

… suite dans l’émission !

♪ tapis : introduction de Gojira, « Flying Whales », From Mars to Sirius

Nous venons d’entendre l’introduction d’une piste de Gojira intitulée Flying Whales… Les baleines volantes. Les baleines volantes semblent représenter un motif récurrent dans la culture populaire. A quel archétype correspondent-elles ?

Dans une belle séquence animée de Fantasia 2000, sur le poème symphonique Les Pins de Rome d’Ottorino Respighi, les baleines quittent les vallées interstitielles des glaciers et s’éveillent à leur pouvoir de voler entre les nuages lorsque les palpitations d’une étoile les invite à franchir la surface d’une mer atmosphérique. Une métaphore de la métanoïa, peut-être ?

« Les Baleines Célestes » est le titre d’un roman de science-fiction de l’autrice Elodie Serrano. L’héroïne, Alexandra, est capitaine de patrouille de la frontière Zéta de la Fédération Galactique. Elle est chargée de surveillée, je cite : « la frontière la plus rasoir de l’univers ».

Voici un petit aperçu de ce qu’il se passe dans le vaisseau de la capitaine :

Illustration de Dzaka pour la couverture du roman d’Elodie Serrano, Les baleines célestes

♪ tapis : Yasunori Mitsuda, « Sailing (Another World) », Chrono Cross OST

« Tout en mangeant, Conrad laissa glisser ses oreilles. Ecouter les conversations ; une activité essentielle au Capitole pour ne pas trop s’ennuyer. Un changement de ton dans la voix de Madiba, cet entrain si caractéristique du conteur armé d’une histoire, attiré son attention.

– Domo m’a raconté un drôle de truc vendredi dernier, une légende transmise depuis des générations, vieille de plusieurs siècles. Une histoire qui date d’avant la colonisation de l’univers, un épouvantail pour les audacieux qui parcouraient le monde. Des pionniers, ces gars-là, il en revenait peut-être un équipage sur dix à l’époque. Mais il fallait bien cartographier l’univers.

– Viens en au fait, le houspilla Camille, tu t’étales.

(…)

– A l’époque, dit-on, vivaient de drôles de créatures appelées les mangeuses de monde. Vues de loin, de simples étoiles, mais qui ne se trouvaient jamais au même endroit. Des vaisseaux entiers, des météorites mêmes, disparaissaient, avalés tous ronds. »

♪ tapis : Yasunori Mitsuda, « Prelude to a Dream », Chrono Cross OST

… du plus dans l’émission !

Nous découvrons plus tard, dans le roman, que la beauté de ces êtres contraste avec leur terrible réputation. Vous en apprendrez plus sur ces créatures en lisant Les Baleines Célestes, d’Elodie Serrano.

♪ virgule : Yasunori Mitsuda, « Slumber », Chrono Cross OST

Le bleu du ciel n’est pas le bleu de la mer, cependant le chant des baleines nous racontera la nostalgie des étoiles : c’est Patricia Castex Menier qui nous l’écrit dans son recueil Bleu Baleine.

Voici quelques vers de Patricia Castex Menier :

♪ tapis : chants de baleine + Yasunori Mitsuda, « Sailing (Another World) », Chrono Cross OST

On ne peut pas mettre
les baleines dans les bouteilles.

Elles ont besoin
pour grandir
de plus d’espace que les poires.

On en peut pas laisser
les baleines batifoler
dans les baignoires.

Il n’y aurait plus de place
pour nous laver à leurs côtés.

Mais, si tu veux,
place-les en apesanteur :

entre ciel et mer
leur chant te racontera
la nostalgie des étoiles.

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C’est une pente naturelle,
tu imagines tout en bleu.

Baleines bleues
sur fond bleu.

Juste un peu moins rondes,
finalement,
que notre planète vue d’en haut.

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Vingt-cinq éléphants
font une baleine,
à peu près.

C’est réjouissant,

comme lorsque vingt-cinq moments
d’amour
font un seul bonheur.

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Elles sautent,
elles sondent,
puis disparaissent.

Tu regardes encore.

Il y a un trou dans l’horizon :

tout un paquet de ciel
englouti avec elles.

~.~.~.~.~

Elles soufflent,

joyeux geysers,
feu d’artifice d’air et d’eau.

Tu applaudis,
pousses des oh,

jusqu’au bouquet final,
au loin,
de leur liberté.

~.~.~.~.~

A la surface
elles sont couturières d’océan,

surfilent
le grand ourlet de l’eau,

puis s’effacent avec lui.

Bleu Baleine, Patricia Castex Menier


Illustration de Céline Cristini pour Bleu Baleine

Rendons maintenant hommage à un mollusque. A un mollusque au système nerveux remarquablement sophistiqué et aux beaux yeux caméscopes . Un céphalopode doté de huit tentacules diaphanes. Un poulpe donc, et pas n’importe lequel. Il s’agit d’une petite pieuvre des profondeurs, discrète et mignonne d’une espèce découverte en décembre 2016. Ce très petit poulpe a été surnommé « Casper » en raison de son apparence de petit fantôme. Le poulpe Casper, à peine découvert, est une espèce menacée par l’exploitation de matériaux nécessaires à la fabrication de nos outils numériques, de nos téléphones portables en premier lieu. Jean-Claude Ameisen a relayé l’article scientifique faisant état de cette découverte dans un épisode de sa formidable émission Sur les épaules de Darwin, épisode intitulé « Dans les abysses », dont voici un extrait :

« Tous les animaux que les parents humains peignent sur les murs de la chambre de leurs enfants, toutes les créatures peintes dans les tableaux dqui représentent l’arche de Noé, sont aujourd’hui en danger. Leur déluge, c’est nous.

Ce monde vivant étrange et merveilleux qui nous entoure, nous inclut et dont nous dépendons, ce monde vivant que notre mode de vie menace et dont il fait disparaître des pans entiers, nous le connaissons encore si mal, si peu. Qui est ici, maintenant, avec nous ? Parfois, soudain, par hasard, nous vient une réponse inattendue. Et nous nous découvrons alors des voisins, de lointains cousins, qui nous étaient alors jusque là demeurés inconnus. »

La suite de l’extrait dans l’émission, et vous retrouverez le lien vers cette émission « Dans les abysses » dans les références en fin d’article.

Ci-dessous, le petit poulpe Casper.

Espérons que Casper ne deviendra pas un fantôme pour de vrai en raison de notre folie consumériste, et qu’il n’ira pas rejoindre les marées spectrales d’Aurélie Wellenstein.

Espérons qu’il ne sera pas nécessaire qu’une force extérieure à notre biosphère terrestre intervienne, comme cela semble l’être dans la Trilogie du Rempart Sud de Jeff Vandermeer. Cela dit, la situation semble parfois si désespérée que l’on serait tenté d’appeler une telle intervention de nos vœux… Mais la force contre laquelle lutte le Rempart Sud semble avoir d’autres projets que notre sauvetage. Cette force domine un territoire protégé par une frontière qui ne cesse de s’étendre. Dans ce territoire, la vie semble suivre des voies, voire des lois nouvelles.

L’une des protagonistes de ce roman est une biologiste taciturne qui se passionne depuis son enfance pour l’observation des bâches marines. C’est elle que l’on suit dans Annihilation, elle qui nous livre ses perceptions, une fois la frontière franchie, entre le commun et l’inconçu :

« Notre mission était simple : poursuivre l’enquête gouvernementale sur les mystères de la zone X en progressant lentement à partir du camp de base.

L’expédition pourrait durer plusieurs jours, mois ou même années, selon divers stimuli et conditions. Nous avions emporté six mois de vivres, et deux ans de provisions supplémentaires avaient été préalablement entreposées au camp de base.

[…] un profond gémissement sonore s’élevait au crépuscule. Le vent marin et l’étrange immobilité à l’intérieur émoussaient notre sens de la direction, si bien que le bruit semblait s’infiltrer dans l’eau noire dans laquelle trempaient les cyprès. Cette eau, si sombre qu’on se voyait dedans, ne bougeait jamais, figée comme du verre, reflétant les barbes de mousse grise qui recouvraient les cyprès. En regardant du côté de l’océan, on ne voyait que le noir de l’eau, le gris des troncs et l’incessante pluie immobile de la mousse.  On n’entendait que ce gémissement profond, dont l’effet ne pouvait pas se comprendre à un autre endroit. Il était d’une beauté qu’on ne pouvait pas comprendre davantage, et voir de la beauté dans la désolation change quelque chose en vous. La désolation tente de vous coloniser. »

… suite dans l’émission.

Art de Blue J

Dans Annihilation, les influences des les êtres les uns sur les autres semblent relever de l’hybridation brutale, d’un transfert horizontal de gènes invasif et de transfert de mémoire forcé, tenant davantage d’une forme de prédation que d’une forme de symbiose. Cela est de prime abord effrayant, mais qu’en est-il véritablement ?

La réponse est à chercher dans les abysses fascinants de cette trilogie.

♪ tapis : One Piece OST

Je vous propose de finir cette émission un peu en queue de poisson, ou plutôt en queue de sirènes et en biceps d’hommes-poissons. Je vous propose de terminer avec du transfert horizontal, mais non pas flippant cette-fois… Juste très bizarre. J’aime beaucoup la série One Piece. Je suis assez bon public et forte en suspension d’incrédulité, tant que j’arrive à me raccrocher à un petit bricolage conceptuel. Mais là… One Piece, j’aime beaucoup, mais quand même c’est fort de café. C’est la série qui se fout le plus du monde des lois de la physique et de la biologie.

J’ai une attraction-répulsion toute particulière pour les hommes-poissons et les sirènes. Répulsion parce que… Bah… On a de l’hybride mammi-pesco-mollusco-streum en veux-tu en voilà. L’hybridation, c’est chouette, mais trop c’est trop ! Mais attraction surtout, car les hommes-poissons en particulier illustrent le mieux ce qui me plaît beaucoup dans le design de nombreux personnages : de la diversité, des vraies tronches et quelques formes de beautés originales malgré la domination quand même des standards communs. J’aime aussi l’idée derrière la modalité particulière d’expression des gènes des hommes-poissons et des sirènes. Les hommes-poissons et les sirènes ont un phénotype très aléatoire. Ils peuvent ne ressembler à aucun de leurs ascendants proches et ressortir des caractères d’un aïeul perdu dans les brumes d’un passé préhistorique. Ainsi, dans une même fratrie de sirènes hommes-poissons, on peut se retrouver avec un petit siréneau arc-en-ciel, une fillette-poulpe de 5 mètres de haut et un gars-requin d’une longueur de 10 cm tout étiré.

Le princesse sirène Shirahoshi bébé, avec sa maman et ses trois grands frères

A noter que le sang des humains et le sang des sirènes/tritons/hommes-poissons est le même. Que faut-il en conclure ? Je laisse la question en suspens, car c’est l’heure de conclure cet épisode.

Les perles de culture de la fiction, en reflétant sur leur surface irisée des fragments de réalités scientifique ou psychique déformés, réfractés, interférés et hybridés, emplissent nos yeux, nos cœurs et nos esprits de pensées poissonneuses précieuses et fécondes. C’est une évidence, mais si intense à vivre.

Le rideau de corail se referme ainsi sur le ballet des ombrelles dentelées des méduses.

C’est donc l’heure des références !

Les références scientifiques tout d’abord :

  • Antonio Damasio, L’ordre étrange des choses, publié en 2017 aux éditions Odile Jacob
  • Guillaume Lecointre et Hervé Le Guyader, Classification phylogénétique du vivant, tome 2, Editions Belin/Humensis, 2017
  • Benoit Grison, Les portes de la perception animale, Delachaux et Niestlé, 2021
  • L’épisode « Dans les abysses » du 7 janvier 2017, de la merveilleuse et salutaire émission Sur les épaules de Darwin de Jean-Claude Ameisen – épisode qui évoque notamment la découverte du poulpe Casper

Les références artistiques, littéraires et pop culturelles :

  • Blandine Pluchet, Catherine Cordasco, Le Quark et l’Enfant, éditions Le Pommier, 2015
  • Ponyo sur la falaise, réalisé par Hayao Miyazaki, studios Ghibli
  • Ray Bradbury, La Sirène, nouvelle extraite du recueil La sorcière d’Avril et autres nouvelles, Actes Sud, 2001
  • Aurélie Wellenstein, Mers Mortes, Scrinéo, 2019
  • Fantasia 2000, Walt Disney studio
  • Elodie Serrano, Les Baleines célestes, Editions Plume Blanche, 2018
  • Patricia Castex Menier, Bleu Baleine, éditions Henry, 2016
  • Jeff Vandermeer, Annihilation, Éditions Au Diable Vauvert, 2016
  • One Piece, la série adaptée du manga de Eiichiro Oda

Un bon dossier sur Ponyo (j’avoue que leur ai piqué le screenshot…)
: https://www.buta-connection.net/index.php/longs-metrages/films-de-hayao-miyazaki/ponyo-sur-la-falaise

Un grand merci à Elodie Serrano et Aurélie Wellenstein pour leur réponse favorable et chaleureuse quant à lecture des extraits de leurs romans, dont je recommande chaudement la lecture à l’instar de toutes les références pop culturelles citées dans cet épisode.

Je vous retrouve le mois prochain, si tout va bien, soit pour la suite de l’analyse de His Dark Materials, soit pour un thème un peu plus léger, dira-t-on, ou en tout cas pas trop chronophage… J’ai réalisé la présente émission en une compression de temps record pour moi, autant dire malheureusement pas très loin de l’arrache, ce qui explique notamment la queue de poisson finale. J’espère qu’elle vous aura tout même plu, qu’elle aura suscité en vous quelques affects joyeux, quelques sentiments subtils et quelques pensées contrastées.

Je vous souhaite une bonne fin d’hiver et un bon début de printemps !

♪ Musiques en fin d’émission : Yasunori Mitsuda, « Scars of Time », Chrono Cross OST, puis Joe Hisaishi, OST de Ponyo sur la falaise

Le remaster de Chrono Cross sort le jour de mon anniversaire. 😀

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