Artborescience S2 ep4 : Cyborgs, philosophes et fantômes – partie 1

Artborescience S2 ep4 : Cyborgs, philosophes et fantômes – partie 1

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Cet épisode a été diffusé le mercredi 3 mars à 17h, sur Radio Campus Clermont-Ferrand, 93.3.

♪♪♪ Générique sur « If The Stars Were Mine »

Artborescience…
Grand-Mère Feuillage, j’aimerais te poser une question… (extrait Pocahontas de Disney)
– Qu’est-ce que c’est, cette théorie du chaos ? Qu’est-ce que ça signifie ? (extrait Jurassic Park de Steven Spielberg)
Les êtres qui… nous ont conduits ici… Ils communiquent… Au moyen de la gravité, non ? (extrait Interstellar de Christopher Nolan)
ça fait deux questions !
MAIS ils savent PAS communiquer ! Si ça se trouve ils sont encore en train de faire joujou avec leurs ordinateurs sans s’occuper de leur cerveau… (extrait La Belle Verte de Coline Serreau)
– Artborescience : arts, sciences, nature et pop culture !

Bonjour à toutes et tous ! Je suis heureuse de vous retrouver pour ce quatrième épisode de la deuxième saison d’Artborescience. Cet épisode 4 constitue la première partie d’un nouveau chapitre intitulé « cyborgs, philosophes et fantômes ».
La saison 2 d’Artborescience est consacrée au thème des relations entre le corps et l’esprit – un thème traité dans une ambiance cyberpunk depuis le premier épisode.
Durant les trois premiers épisodes de cette saison, deux principales conceptions de l’esprit, dans ses rapports avec le corps, se sont opposées.

♪ tapis : Herb Alpter & Tijuana Brass, « Ladyfingers », Whipped Cream and Other Delights

La première, que j’aurais plutôt tendance à défendre, est la conception émergentiste de l’esprit.

Elle considère l’esprit comme une propriété émergente du corps. C’est-à-dire que le psychisme émerge du corps, et de son système nerveux complexe, sans s’y réduire. Le psychisme a besoin du corps pour exister, MAIS il obéit à des lois qui lui sont propres… il obéit à des lois émergentes, issues du niveau supérieur de complexité qu’il représente. Autrement dit, si l’esprit émerge nécessairement d’un support matériel qui est le corps d’un organisme vivant, il émerge avec ses propres lois qui ne se réduisent pas aux seules lois physico-chimiques.

Une cellule n’est pas qu’une somme de molécules, un organisme vivant n’est pas qu’une masse de cellules, un cerveau n’est pas qu’un agrégat de neurones : ce sont des organisations faites de connexions, des structures à la complexité croissante… Et la théorie de l’émergence nous dit que ce sont les organisations qui créent les lois, plutôt que le contraire (Robert Laughlin).

Notre esprit n’est pas réductible à une somme de neurones, même s’il émerge de l’activité de ces neurones communiquant entre eux et organisés d’une certaine manière en interaction avec tout le reste du corps – un corps sensitif, un corps émotionnel, un corps agissant, un corps capable, un corps qui a sa propre mémoire.

La théorie de l’émergence est un peu le fil rouge de l’émission depuis le début de la première saison.

Cette conception émergentiste est celle des neuroscientifiques Antonio Damasio et Christof Koch. Je me suis appuyée sur leur travail pour esquisser des premières définitions du corps, de l’esprit et de la conscience, dans le premier épisode de cette saison.

♪ tapis : Bear McCreary, « Baltar’s Dream », Battlestar Galactica OST

La deuxième conception de l’esprit – que nous avons opposée à la première – est celle qui inspire des œuvres pop culturelles telles que Ghost in the Shell, Altered Carbon et Westworld – c’est celle que l’on retrouve souvent dans le cyberpunk : le fantôme dans la machine. On la retrouve aussi dans l’esprit (malade ?) de certains transhumanistes. C’est la conception du dualisme informatique – celle qui réduit l’esprit à une simple somme de données informatiques, peu importe le matériel par lequel ces données sont lues. Le fantôme cyberpunk n’est pas un fantôme spirituel : c’est un fantôme numérique.

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Dans le roman Altered Carbon – Carbone modifié – de Richard Morgan, adapté en série par Laeta Kalogridis, les êtres humains pensent avoir acquis une forme d’immortalité par la sauvegarde de ce qu’ils pensent être leur esprit dans une pile… Une pile corticale, qui perdure après la mort et peut être implantée dans un nouveau corps. Cette pile corticale est censée pouvoir transporter – stocker – toute la personnalité, la mémoire, la conscience d’une personne. Cet « esprit », réduit à des données informatiques, peut ainsi emprunter des corps différents. Les corps, appelés « enveloppes », peuvent être des corps inorganiques, ou des corps organiques humains, normaux ou augmentés. Ces enveloppes sont conçues comme des outils, des moyens de se manifester pour l’esprit est qui est stocké dans la pile.
Si la pile est détruire, c’est la « vraie mort » .

Une catégorie de la population échappe à la mort par destruction de la pile : ce sont les « maths » – « maths », pour « Mathusalem ». Il s’agit de la classe dirigeante et opulente du Protectorat. Les données de leur pile sont régulièrement sauvegardées dans des satellites. Ainsi, en cas de destruction de la pile d’un ou d’une math, les données sont transférées dans une nouvelle pile. Il ne manquera que les derniers souvenirs de l’individu, ceux qui n’ont été enregistrés qu’après la dernière sauvegarde à distance… Mais cela ne trouble pas trop les personnages. Pour eux, l’idée d’immortalité et de continuité de leur être et de leur conscience, de sauvegarde de leur personnalité, de perpétuation de leur identité, est acquise.

♪ tapis : Jeff Russo, « Altered Carbon Main Titles », Altered Carbon Soundtrack – Season 1

« Là haut, [dit un personnage du roman,] se trouvent les satellites de communication. Les données pleuvent. Sur certaines cartes virtuelles, elles sont visibles. On dirait que quelqu’un tricote une écharpe au monde. (…) Une partie de cette écharpe, ce sont les gens. Des gens riches digitalisés pendant le trajet entre deux de leurs corps. Des pensées, des sentiments, des souvenirs, sous forme de chiffres… »

Extrait sonore de la série qui explique le principe de la pile

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Le dualisme… c’est l’idée selon laquelle l’esprit et la matière – le psychisme et le corps – ce n’est pas la même chose. Mais chose, ça ne veut rien dire. De quelles choses parle-t-on ? De substances, d’essences, de propriétés, de quoi ?
Monismes et dualismes, les deux au pluriel… Pour nous y retrouver un peu, nous allons replacer cela dans notre histoire philosophique et spirituelle.

Le but de ce qui suit n’est bien sûr pas de dresser un panorama exhaustif de cette histoire, mais de brosser quelques repères à gros coups de pinceaux et de rehausser les idées qui me semblent le mieux répondre au problème tel que l’on a commencé à l’aborder avec Altered Carbon et les autres.
Butinons et papillonnons de fleurs spirituelles en corolles de sagesse.

♪ tapis : Laurence Revey, « Ma ouè / Allehlujah » , Laurence Revey

Mégasociétés, naissance de la compassion et de la philosophie

En Europe, on peut faire remonter les origines de la réflexion de l’être humain sur la nature de son propre esprit à la philosophie grecque présocratique.

Cette première grande époque de la philosophie occidentale est marquée par un intérêt prioritaire pour l’origine première des choses (archè) et pour l’idée d’une loi fondamentale du monde (logos), desquels tous les phénomènes procéderaient. On s’interroge sur la nature de la réalité. On se demande ce qu’est la matière, et de quelle manière elle s’agrège, s’attire elle-même ou se repousse pour générer la diversité des formes qui nous entourent. On s’intéresse d’une manière rationnelle aux phénomènes, c’est-à-dire que l’on cherche à les expliquer par des principes, des lois universelles, et non pas par la volonté arbitraire de divinités anthropomorphes.

On se demande aussi comment les individus peuvent percevoir et connaître cette réalité, formée à la fois de matière et d’esprit… Cet esprit qui appréhende cette matière. Les philosophes s’intéressent à aux rapports entre l’être humain et le monde, et entre l’être humain et son propre esprit.

La survenue de ces réflexions, Julian Jaynes l’attribue à la naissance de la conscience subjective. L’hypothèse de l’esprit bicaméral de Julian Jaynes (qui a inspiré la série Westworld) est que l’humain, avant de devenir réellement conscient, a suivi les voix des dieux comme un automate. Ces voix auraient été produites par l’hémisphère droit de son cerveau. En raison des bouleversements et des incertitudes liées aux mouvements migratoires et à l’augmentation de la population dans les grandes cités, l’existence s’est complexifiée et les voix des dieux seraient devenues inefficaces. Ainsi, l’être humain a dû développer, selon Jaynes, une conscience (qu’il n’avait pas avant) afin de pouvoir prendre des décisions plus adaptées, afin d’inventer lui-même des principes selon lesquels agir pour avoir une vie bonne. Cela aurait engendré la naissance de l’éthique, la recherche de la vertu, du bien et du bonheur. Avec cette conscience subjective vient la conscience réflexive. J’en ai longuement parlé dans l’épisode 1 de cette saison. Nous avons confronté cette hypothèse à ce que les neurosciences nous disent de la conscience subjective aujourd’hui : la conscience subjective commence à surgir dès lors que l’activité du système nerveux fait émerger un esprit, qui possède son propre point de vue. Les insectes possèdent une conscience subjective. Ce n’est pas tout ou rien : la conscience connaît des degrés, des strates. (nous avons distingué plusieurs formes de conscience dans l’épisode 1)

Cependant, la conscience humaine aurait bien pu connaître une transformation, une évolution, un saut qualitatif à cette époque cruciale qui correspond à l’augmentation de la taille des populations dans les mégasociétés, entre 1500 ans avant J.C. et 500 ans après J.C.

Sébastien Bohler, dans son dernier ouvrage Où est le sens ?, évoque des études universitaires qui corrèlent la création de ces mégasociétés et l’apparition des dieux moraux. Ces dieux moraux, souvent uniques, ne sont plus des forces de la nature avec lesquelles on peut négocier, mais des entités spirituelles qui indiquent le Bien et le Mal. Il s’agit, par exemple, des dieux abrahamiques. Il s’agit aussi de la déesse égyptienne Maât, déesse de l’harmonie cosmique, de l’équilibre du monde, de l’équité, de la paix, de la vérité et de la justice. , qui réalise la pesée des âmes des individus après leur mort. Et d’autres divinités que nous verrons plus loin.

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« Maât, portant la plume de vérité droite, en équilibre, sur sa tête. »

Les valeurs morales et sacrées partagées, institutionnalisées, auraient été nécessaires ( en tout cas un moyen très efficace) pour maintenir la sérénité des individus et la paix sociale, en plus des rituels collectifs qui existaient déjà. En effet, dans ces mégasociétés, l’individu devient de plus en plus anonyme, et il est confronté à de plus en plus d’inconnus au comportement imprévisible. Cela a pour effet d’affoler cette zone précieuse de son cerveau : le cortex cingulaire.
Le cortex cingulaire est le grand sujet du livre Où est le sens. Le cortex cingulaire est la « zone de la signification », et il a besoin de donner du sens à l’existence et de prévoir ce qui va lui arriver. Les religions – ce qui relie les êtres –, la spiritualité, les rituels collectifs, mais aussi la réflexion philosophique… Tout cela apaise le cortex cingulaire en donnant du sens à l’existence. Si ce sens est perdu, la détresse du cortex cingulaire engendre stress, anxiété, dépression, voire pire.

Sébastien Bohler écrit : « L’histoire de l’imitation collective traverse celle de l’humanité comme une flèche, de part en part. La naissance de la compassion, que l’on peut situer approximativement vers mille ans avant notre ère, en est le résultat naturel. »
On en note l’avènement à travers le message de Bouddha, et à peu près à la même époque, dans les récits épiques de la guerre de Troie, où les ennemis qui se donnent la mort sur le champ de bataille éprouvent en même temps de la pitié les uns pour les autres, se reconnaissant une subjectivité et une aptitude à souffrir. »
« Avoir conscience du fait que les autres sentent, pensent, souffrent comme nous sera à l’origine d’une rupture majeure dans l’histoire de l’humanité. [Les Commandements] prennent alors un sens. Ils se rapportent aux autres êtres humains. Ils fondent une morale au sens propre, un guide relationnel fondé sur un début d’empathie. Le cortex cingulaire entrevoit le bout du tunnel. […]
Les hommes vont déléguer à une entité transcendante et monolithique le soin d’imposer le code à tous les esprits. »

Le bouddhisme est né en Inde au IVe siècle avant JC. Le confucianisme et le taoïsme ont émergé durant la même période, en Chine. (nous évoquerons les spiritualités asiatiques plus tard) A cette même époque enseignent les philosophes présocratiques.

Philosophes présocratiques et Intellect

♪ tapis : Yasunori Mitsuda, « Path to Enlightment », Sailing to the World

Revenons donc sur les philosophes présocratiques, qui dessinent plusieurs conceptions de l’esprit et de la matière, diverses idées des rapports entre le corps et le psychisme.

Julian Jaynes, dans son récit sur l’émergence de la conscience, explique que le mot psyché change de sens, à cette époque. Il désignait auparavant une sorte de force vitale qui quittait le corps à la mort. (Elle correspond au latin anima. Dans la Bible, psyché traduit le mot hébreux Nefesh) Le corps sans vie était appelé soma. Les philosophes présocratiques amorcent le passage vers un nouveau sens : la psyché-vie devient psyché-âme. Le terme Noüs, qui désigne à l’origine le souffle, devient un synonyme de psyché. (Noüs, en latin, c’est spiritus, qui signifie également le souffle, le vent, l’élan.) Le sens de soma évolue dans le même temps : il ne désigne plus le corps sans vie, le cadavre, mais le corps comme réceptacle, véhicule ou prison de l’âme. Le dualisme fait son apparition. On commence à envisager un « ghost » dans une coquille.
On se demande où l’âme se loge exactement, et de quoi elle est faite.

Le dualisme apparaît, en même temps qu’un désir d’unité exprimé par la recherche de l’arché, du logos universel ou encore de l’apeiron, l’élément primordial. Chaque philosophe y va de ses propres métaphores pour désigner ce qu’il imagine être l’élément primordial, ses éléments dérivés puis la façon dont leurs modes d’interaction façonnent le monde, la matière et l’esprit, les êtres et leur âme.

Ce principe à l’origine de toute chose est l’eau, pour Thalès, puisque qu’il n’y a pas de vie sans eau. Tous les autres éléments dérivent de l’eau, par évaporation ou par condensation. Pour Anaximène, c’est l’air qui donne naissance aux autres éléments en se densifiant et en se refroidissant (donnant l’eau et la terre), ou en se réchauffant et se raréfiant (donnant le feu).

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Les atomistes Leucippe et Démocrite initient le matérialisme : tout est matière, même l’esprit. Tout est constitué d’atomes matériels, l’âme comme le corps. Les atomes se regroupent uniquement selon les lois de la causalité, de nature mécanique. Les atomes de l’âme sont des atomes de feu, plus subtils que les atomes du corps.

Le feu est l’élément primordial, selon Héraclite. Héraclite décrit le monde par une sorte de principe d’impermanence : le mobilisme. Tout se transforme continuellement, « tout passe et rien ne demeure ». C’est l’idée que « l’on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve ». Les choses consistent en des processus de transformation. Cela rappelle le bouddhisme, né à la même période, et aussi le taoïsme. Selon Héraclite, rien ne peut être pensé dans son contraire. Il y a une unité sous-jacente à tout cela : le logos, qui régit les transformations. « Et de toutes choses l’Un, et de l’Un toutes choses. »

Pour Anaxagore, le principe primordial est l’esprit lui-même : le Noûs. Le Noûs, traduit en français par Intellect, est la cause motrice de tout phénomène. Il anime la matière, lui permet de se structurer, de se transformer…
Cet intellect ne désigne pas les esprits individuels de chaque personne. Il ne se réduit pas aux processus intellectuels à l’œuvre dans l’esprit humain. Il s’agit d’un intellect universel, dont l’esprit humain ne serait qu’un petit reflet fragmentaire. Cet Intellect est le principe organisateur du cosmos : l’esprit ordonne la matière.

Un certain dualisme corps-esprit se cristallise chez les Pythagoriciens.

Pythagore (570-500 av. JC) fut un personnage haut en couleur, très célèbre vers le milieu du VIe siècle avant J.-C. Si l’on en croit l’historienne Henriette Chardak, il fut une immense figure de la pensée incarnée dans un corps d’Apollon.

Platon se serait largement inspiré de sa philosophie. Originaire de Samos, il était astronome, philosophe, mathématicien, grand voyageur (Égypte, Phénicie, Thrace, Inde…), poète fasciné par l’harmonie de la nature, par la beauté des images et des sons. Avec sa femme Théano, il a fondé l’école de Crotone, alors la plus prestigieuse de l’Italie. Champion olympique à dix-huit ans, doté d’une beauté étourdissante, doué de prescience et d’hypermnésie, il aurait carrément inventé le mot philosophie. Il croyait en l’héliocentrisme et a inventé la gamme diatonique. Son fameux théorème mène à la découverte des nombres irrationnels. Mathématicien génial à la mémoire colossale, il fonde sa vision de l’univers sur les nombres. Les mathématiques sont, selon lui, l’essence même de la Vérité, les fondations du monde. Pour citer mon petit Atlas : « Les nombres créent l’ordre du monde en définissant et délimitant l’infini (apeiron). Les choses deviennent des copies des nombres, et leur essence formelle est leur configuration mathématique. A l’intérieur de la série des nombres il y a des différences : ainsi l’Un se tient au-dessus des autres chiffres car il en est l’origine. »

Cette idée de fondations mathématiques du cosmos s’accompagne d’un profond sens mystique, qui domine l’École pythagoricienne. Plus que cette École même, ce sont des communautés aux règles de vie ascétiques qui se sont fondées sur la pensée de Pythagore. Partisan de l’égalité des sexes, végétarien par respect des animaux, Pythagore aurait jeté les bases sur lesquelles s’appuiera le Christianisme. Pythagore croyait à la métempsycose : l’âme, essence de l’être humain, doit transmigrer pour se purifier. Cette âme peut passer d’un corps humain pour renaître dans un autre corps humain, ou dans un corps animal non-humain. Les animaux ont une âme qui est de même nature que celle des humains, ils sont donc de même nature que les humains, donc on ne les mange pas.

Platon et Plotin, dualité et émanations

Après la période des philosophes présocratiques vient celle des philosophes… socratiques. C’est la période classique de la philosophie grecque, avec Socrate, Platon, Aristote. Le dualisme corps-esprit, hérité notamment de Pythagore, se sophistique.

♪ tapis : Philippe Bertion, « Soleil bleu », Inspire

Platon est dualiste : le corps et l’âme sont séparés. L’âme est première par rapport au corps : elle est ce qui se meut d’elle-même. Le corps, lui, ne se meut pas de lui-même. L’âme anime le corps. Elle est ce qui donne la vie ; elle est la vie même, et donc ne peut pas connaître la mort. L’âme insuffle la vie au corps, mais le corps est comme une tombe pour elle. L’âme tombe dans le corps : c’est une chute, et cette chute cause un obscurcissement, un emprisonnement.

Le corps et l’âme relèvent de deux mondes distincts.

Il y a d’abord le monde des Idées, de monde de l’Intellect. : on retrouve le Noûs d’Anaxagore. C’est le monde intelligible, opposé au monde sensible. Il est le monde premier, et donc le monde duquel l’âme est issue. L’âme individuelle provient de ce monde intelligible habité par cet Intellect universel et éternel, dont les idées fondamentales sont le Vrai, le Bien et le Beau. Les Idées qui composent ce monde existent objectivement et éternellement : elle ne sont pas le produit de l’esprit humain. C’est même le mouvement contraire : l’âme humaine coincée dans le corps atteint une connaissance véritable lorsqu’elle se « remémore » les Idées (anamnèse). Ce monde des idées rappelle un peu les nombres de Pythagore…

Le corps appartient à l’autre monde : le monde sensible. C’est le monde que l’être humain perçoit, soumis à la dégradation, au changement. Il est soumis au monde intelligible : il en est un reflet distordu et obscurci. C’est l’allégorie de la caverne : le monde réel est le monde intelligible, qui est comme un feu dont la lumière ne nous parvient qu’indirectement par les ombres qui dansent sur les parois rugueuses et bosselées de la caverne dans laquelle nous sommes claquemuré·e·s. Nous vivons donc dans une sorte de monde illusoire, et nous ne percevons du monde réel qu’une projection diminuée.

Après la mort de l’individu, l’âme survit. Elle peut rejoindre le monde auquel elle appartient originellement : le monde des Idées. Elle peut aussi se réincarner en animal, humain au non-humain (on retrouve l’héritage pythagoricien). L’espèce en laquelle elle se réincarnera dépendra de la « partie » de l’âme qui a dominé durant la vie. En effet, Platon distingue trois parties de l’âme. La première, la plus divine, la partie supérieure : la raison. La deuxième : le courage, qui doit obéir à la raison. La dernière, inférieure : les appétits, qui doivent obéir au courage et à la raison.

Dans sa doctrine tardive, Platon esquisse une nouvelle tripartition de l’être humain. La partie rationnelle – le noûs (l’esprit) devient l’âme immortelle. Le courage et les appétits constituent l’âme mortelle : psyché, liée au corps, soma.
La pensée occidentale sera toute imprégnée de ce dualisme et de cet idéalisme de Platon, et la philosophie s’articulera essentiellement autour ; en le nuançant, en le radicalisant ou en s’y opposant.

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Le néoplatonisme de Plotin reprend la tripartition Esprit-Âme-Corps. (il s’inspire aussi d’Aristote et du monisme Stoïcien, dont je n’ai pas parlé)

Plotin développe l’idée de ce Noûs avec sa théorie des émanations. Avant l’Esprit, il y a l’Un. Tout provient de l’Un. L’Un est l’unité absolue, dont toute chose et tout être dans le monde tire son existence. L’Un est le Bien, la plénitude, l’origine unique. L’Un est dans toute chose et tout être, et toute chose et tout Être provient de l’Un. Plotin formule le paradigme du Soleil : La lumière est inséparablement liée au Soleil, on ne peut l’en détacher. De la même manière, l’être ne peut pas non plus être séparé de sa source : l’Un.

L’Un s’écoule et rayonne à cause de sa surabondance. Ainsi, il produit les êtres et les choses par étapes : il émane de l’Esprit vers la matière. De l’Un naît d’abord l’Esprit (noûs), qui constitue le monde des Idées. Vient ensuite l’Âme, qui relie l’Esprit et la matière. L’Âme du monde anime la matière et lui donne forme. En cette sphère éthérée de l’Âme du monde se forment les âmes individuelles.

La matière est ce qu’il y a de plus éloigné de la lumière divine de l’Un. L’Âme unie à la matière est obscurcie et aveuglée : sa perception de l’Esprit est troublée. L’âme individuelle peut se purifier pour contempler l’Esprit et y retourner.

Le dualisme de Platon se transforme ici en un émanatisme, qui pourrait sembler se rapprocher d’un monisme : rien n’existe en dehors de l’Un, donc même pas la matière dont l’origine est la même que celle de l’Esprit. Cependant, âme et matière sont en partie dans un rapport adverse. Si l’âme donne vie à la matière, la matière est toujours conçue comme une prison pour l’âme.

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Je me permets d’insérer le schéma de L’Atlas de la philosophie Peter Kunzmann, Franz-Peter Burkard et Franz Wiedmann, édité chez Le livre de poche, collection La Pochothèque

♪ mini pause musicale et tapis : Enya, « Boadicea »

Le gnosticisme et la chute de l’âme dans la matière

Les gnostiques chrétiens des premiers siècles développent plusieurs conceptions de l’esprit et de ses rapports avec la matière, inspirées par le néoplatonisme.

Les écrits gnostiques foisonnent d’idées. Certains décrivent une création par émanations successives. Cette émanation comprend de nombreuses étapes : elle part du Plérôme – la plénitude – et passe par la création de plusieurs éons qui vont par paires. La chute de l’éon Sophia – la sagesse – dans la matière en est l’ultime étape, une sorte de déchirement qui engendre le monde tel qu’il est : un monde mauvais gouverné par le démiurge, aveugle à la lumière du Plérôme. L’âme individuelle doit se libérer de ce monde mauvais pour rejoindre la source divine, le monde de la plénitude.

Le noûs ou pneuma – l’esprit – est la fine pointe de la psyché – l’âme : la fine pointe de l’âme individuelle est l’esprit divin.

On trouve dans le gnosticisme cette même ambivalence que dans le néoplatonisme : une part de dualisme avec une matière conçue comme prison pour l’âme, et en même temps un principe de non-dualité affirmé dans L’évangile de Philippe : « Lumière et ténèbres, vie et mort, droite et gauche, sont frères et sœurs. Ils sont inséparables. » L’Esprit Saint est décrit comme féminin dans l’évangile de Philippe : c’est l’âme du monde qui anime la matière.

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Un écrit gnostique : l’Évangile attribué à Marie Madeleine, traduit et commenté par Jean-Yves Leloup

Le perse Mani, au IIIe siècle, fonde le très dualiste manichéisme – que l’on peut considérer comme une forme de gnosticisme. Il s’agit d’un syncrétisme entre judaïsme, christianisme, bouddhisme et brahmanisme (pré-hindouisme). Là, lumière et ténèbres sont fortement séparées. Pour Mani, l’âme est bonne, issue du monde de la Lumière, tandis que la matière (donc le corps) est mauvaise, issue du monde des Ténèbres.

Je vous propose maintenant une pause musicale mystique avec Laurence Revey. La compositrice et chanteuse suisse reprend des chants religieux traditionnels de son pays dans son album Laurence Revey, et avec cette chanson intitulée valts’in.

♪♪♪ pause musicale : Laurence Revey, « valts’in » , Laurence Revey

Laurence Revey

Vous êtes bien sur Radio Campus, dans Artborescience, l’émission qui apaise votre cortex cingulaire.

Le Moyen-Âge et les émanations de la Kabbale

♪ tapis : Anonymous 4, Music and Visions of Hildegarde von Bingen, « Veni Spiritus eternorum », The Origin of Fire

La philosophie chrétienne médiévale, issue de la rencontre entre la philosophie grecque (classique et hellénistique) et la religion chrétienne, hérite de toutes ces modalités de dualité esprit-matière. L’influence d’Aristote y est fondamentale.

Aristote, discipline de Platon, entreprit de rectifier l’idéalisme de son maître. Pour Aristote, l’essence d’une chose, c’est sa forme : la façon dont sa matière est organisée. Cette forme n’est pas le reflet imparfait d’une Idée transcendante, comme chez Platon. Sa théorie de l’âme diffère aussi de celle de Platon. Quand meurt le corps, l’esprit immatériel subsiste d’une certaine façon, mais il cesse d’être individuel.

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Aristote envisage également une division tripartite de l’âme, qui suit la hiérarchie établie entre les êtres :
1 – Le niveau le plus bas est l’âme végétative, par laquelle l’être vivant subsiste. C’est le seul niveau chez les plantes.
2 – Chez les animaux, on trouve en plus l’âme sensible.
3 – Le niveau le plus élevé est réservé à l’homme… Et à l’homme mâle, car les femmes sont décrites par Aristote comme des êtres plus imparfaits que les hommes. Elle sont décrites comme des hommes « mutilés », intermédiaires entre les animaux et les hommes, privées de rationalité en raison de leur incomplétude. Il affirme aussi (et c’est une représentation erronée que l’on retrouve encore parfois de nos jours…) que la femme n’apporte aucune semence fertile contribuant à la formation de la progéniture ; la femme ne serait que le réceptacle passif de la semence masculine. Son corps ne serait donc pas lui-même fertile, il ne créerait pas, et son âme serait à l’image de ce corps : non-fertile, déficitaire en esprit.

On retrouvera cette misogynie platonico-aristotélicienne effroyablement exaltée chez des penseurs chrétiens.

Notons au passage que les néoplatoniciens et les gnostiques se montraient beaucoup moins sexistes. D’ailleurs, l’école néoplatonicienne d’Alexandrie fut dirigée par la mathématicienne et philosophe Hypatie, qui fut assassinée en 415 par des moines chrétiens. Du côté des gnostiques chrétiens, l’un des Évangiles est attribué à Marie Madeleine. La question de la relation entre le masculin et le féminin y est cruciale, les deux étant considérés comme deux aspects indissociables de Dieu. Les femmes peuvent acquérir connaissance et amour aussi bien que les hommes.

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Rachel Weisz joue le rôle d’Hypatie dans le film Agora de Alejandro Amenábar

Les fondements de la philosophie chrétienne sont posés par Saint Augustin. Dieu, qui est hors du temps, crée le monde à partir du néant ; le temps et la matière n’existaient donc pas avant la création. Tout émane de Dieu, donc la matière aussi, rendue vivante par des germes spirituels « implantés » par Dieu.

♪ tapis : Anonymous 4, Music and Visions of Hildegarde von Bingen, « Wisdom and her Sister », The Origin of Fire

Saint Augustin est modeste : il ne se prononce pas sur la substance de l’âme et sur les éléments dont elle pourrait être faite. Ce qu’il lui semble, en revanche, c’est que l’âme ne relève pas de la matérialité du corps, car elle n’est pas quantifiable spatialement. L’âme relève d’une quantité qui ne dépend pas de l’étendue tridimensionnelle ; « la quantité dont il sera alors question sera non pas locale et temporelle, mais dynamique. » (Kristell Trégo) Il s’agit plutôt d’une puissance.

Les philosophes arabes commentent la philosophie d’Aristote et en proposent une synthèse, liée au néoplatonisme. Avérroes cherche à marier la philosophie et la religion islamique, en distinguant plusieurs niveaux de lecture du Coran. La conservation des textes grecs par les écoles arabes permet leur transmission à l’Occident médiéval.

Le soufisme, vision mystique de l’islam, tend au monisme. Dieu est source de toute chose, il est la réalité même. La création est donc divine également, si bien que le soufisme a parfois pu être qualifié de panthéiste (Tout est Dieu). Dieu apparaîtrait comme à la fois transcendant et immanent : il est à l’origine du monde, et il est le monde. Ce n’est pas sans rappeler certaines idées de la Kabbale, où il y a une part de Dieu manifestée dans sa création, et une autre part qui reste cachée, voire lovée dans un « extérieur » à l’Univers crée.

Du côté des mystiques chrétien.ne.s, Hildegarde von Bingen – abbesse, médecin, naturaliste, musicienne… – affirme l’interdépendance de toutes les strates de l’être humain, physiques et spirituelles. Il faut soigner l’âme pour soigner le corps, soigner le corps pour soigner l’âme. Le corps n’est pas l’adverse de l’esprit.

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Une représentation de Hildegarde von Bingen que je trouve très jolie, mais je n’ai pas trouvé le nom de son auteurice.

♪ tapis : Yasunori Mitsuda, « MELKABA », Creid (Xenogears OST)

La Kabbale, tradition ésotérique du judaïsme, prolonge la théorie néoplatonicienne des émanations. Le monde se divise en strates successives, en une pluralité de mondes qui émanent étape par étapes de la source unique. Cette source est Dieu, Dieu comme En Sof, transcendant, sans fin et sans limites. Entre les quatre mondes principaux, il y a causalité réciproque.

La Kabbale décrit jusqu’à cinq niveaux de l’âme, qui peuvent, pour un même individu, connaître des destins différents après la mort. Ces différentes parties de l’âme correspondent aux différents mondes de la création stratifiée : l’individu est stratifié lui aussi.

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L’arbre des émanations, composé de dix sephiroth et de quatre mondes. Extrait d’un dessin de 2010

1 – Le niveau le plus bas est Nefesh. C’est l’âme animale, le siège des fonctions physiologiques et des instincts. Elle correspond au grec soma, considéré pas seulement comme corps matériel mais comme âme physiologique.
2 – Vient ensuite Ruah. C’est l’âme émotionnelle, le siège des sentiments. Elle correspond à psyché, anima.
3 – « Au-dessus » se trouve Neshama, qui correspond à l’âme intellectuelle, le siège de l’intelligence et de la raison. Ce niveau est relié directement à la source divine, et contient l’étincelle divine que chacun a reçu lors de sa naissance. C’est l’âme spirituelle qui correspond à l’esprit de Platon, le noûs, pneuma, spiritus.
4 – Plus haut encore (ou plus « profond » vers la source) vient Haya qui permet de prendre conscience du Tout et de la participation de l’individu à la totalité de la Création.
5 – Le niveau le plus élevé est Yehida. Cette pointe de l’âme n’est ressentie que par un très petit nombre de personnes. Elle seule permet d’appréhender l’En Sof.

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C’est un schéma que j’ai fait cet été. C’est censé représenter un coquillage en forme de spirale ascendante, vers la pointe de l’âme, mais des amis méchants m’ont dit que cela ressemblait plus à un caca… -_-

Pour simplifier, on peut voir la conception de la Kabbale comme un monisme : la matière, c’est de l’esprit densifié, c’est de l’esprit qui a chuté. Quelque chose s’est passé dans la création, au fil des émanations, qui a transformé une part de l’esprit initial en matière. Une sorte d’erreur, un accident, une adversité… Cette chute de l’esprit devenant matière rappelle la chute de l’esprit dans la matière du gnosticisme… Mais dans la Kabbale, elle est forcément voulue par Dieu, car sans cette chute il n’y aurait pas de création. Elle a lieu pour permettre aux âmes de suivre le chemin du retour à la source. « Aucun monde ne peut exister si son créateur ne se dissimule pas. »

Du platonisme et même de certains courant gnostiques, la Kabbale reprend l’idée de réincarnation. Chaque âme est unique et représente un fragment de Dieu ; les progrès de l’âme peuvent nécessiter plusieurs vies, terrestres ou non terrestres, plus ou moins matérielles. Adin Steinsaltz explique que des âmes peuvent même se combiner pour en former une seule : certaines âmes peuvent inclure plusieurs êtres antérieurs. De même, une grande âme peut se ramifier et s’intégrer à plusieurs personnes. Chaque âme doit suivre son propre chemin de retour vers Dieu : chaque âme se voit confier une mission unique, qui consiste en un cheminement qui lui est personnel.

Le gnosticisme et la kabbale sont des sources d’inspiration prisées par la pop culture, par la pop culture japonaise notamment.

J’ai crée il y a quelques années une liste sur le site senscritique des jeux vidéo où l’on retrouve un parfum gnostique. On y compte plusieurs Final Fantasy, Xenogears, Xenosaga, Xenoblade ; Chrono Cross ; les Shin Megami Tensei dont les Persona ; Catherine…

Article ici !

La pop culture occidentale n’est pas en reste, et l’essayiste Pacôme Thiellement l’a largement commentée… Avec les Beatles, David Bowie, les séries Lost, Twin Peaks, Buffy contre les vampires… Et bien sur Philip K. Dick, dont nous avons déjà bien parlé dans cette émission.
L’œuvre d’Alan Moore s’en imprègne aussi, très directement avec ses BD Promethea et son dernier roman Jérusalem, que j’ai pu lire pendant le premier confinement – je n’aurai jamais pu venir à bout de ses 1266 pages écrites en tout petit, sinon.

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Dans Promethea d’Alan Moore, l’héroïne part à la recherche d’un défunt et pour cela remonte l’arbre des sephiroth. Les sephiroth constituent des mondes, des dimensions reliées entre elles, à travers lesquelles l’esprit divin s’écoule et se densifie à mesure qu’il descend pour aboutir sur la matérialité. Le monde matériel est la dernière sephira, Malkhut.
Ici, les héroïnes sont dans la sephira Hod, où l’on trouve quelques fantômes. Les âmes des défunts peuvent se trouve dans l’une ou l’autre sephira, ou même dans plusieurs à la fois, ce qui correspond aux différentes strates de leur âme… Ces différentes strates élisant domicile dans des dimensions différentes.

Raison et sentiments par Descartes

♪ tapis : Yasunori Mitsuda, « UMN Mode », Xenosaga I OST

Le dualisme corps-esprit de René Descartes est emblématique. Au XVIIe siècle, Descartes renforce le dualisme hérité des philosophes grecs en éloignant encore davantage l’esprit du corps… Ou bien plutôt en éloignant le corps de l’esprit.
Pour Descartes, la matière – dite l’étendue – est une substance ; l’esprit ou l’âme – dite la pensée – en est une autre. Le corps relève de la matière. Le monde de l’étendue – auquel appartient le corps – est uniquement soumis aux lois mécanistes de la causalité : c’est une machinerie aveugle, dépourvue de toute âme. Seul l’esprit est libre, constituant un tout autre monde, qui n’est pas soumis aux lois mécaniques.

Il peut y avoir un corps vivant sans esprit. Les animaux, selon Descartes, sont dépourvus d’esprit. L’esprit – la pensée – serait propre aux humains. Aux humains mâles et femelles, car il faut reconnaître à Descartes son intelligence de l’égalité des sexes. (son disciple François Poulain de La Barre affirmait que « l’esprit n’a point de sexe »)

On attribue à Descartes la thèse de l’animal-machine, selon laquelle les animaux seraient de purs automates agissant par réflexe. Selon cette thèse poussée à l’extrême, les animaux seraient dépourvus de tout état psychique, n’auraient donc même pas de sentiments, même si cela y ressemble. Le cri de douleur d’un chien ne serait qu’un réflexe du corps et ne serait la manifestation d’aucun état psychique, d’aucun ressenti, d’aucun vécu subjectif.

Or, Descartes de déniait pas les sentiments aux animaux. Il faisait bien cette différence-là entre l’animal et la machine. MAIS selon lui, les sentiments ne relèveraient pas de l’âme : ils seraient les produits du corps. Ils n’auraient donc rien à voir avec les pensées et la raison, qui sont des produits de l’esprit.

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Descartes par Frans Hals, 1649

On voit là une différence avec le dualisme de Platon. Rappelons que pour Platon, l’esprit est ce qui donne vie à la matière ; les animaux non-humains ont donc aussi une âme. Le monde sensible est un reflet déformé du monde intelligible, mais pas une coquille morte dans laquelle le seul point de contact entre esprit et matière est le cerveau humain.

Deux substances différentes, donc, mais qui pourtant interagissent… et pas n’importe comment. Dans ses cours, Gilles Deleuze explique que selon Descartes, non seulement corps et esprit sont séparés, mais en plus ils sont dans un rapport adverse. « Quand le corps agit, c’est l’âme qui a une passion et qui pâtit ; quand l’âme agit, c’est le corps qui a une passion et qui pâtit. » En somme, l’esprit doit dominer le corps, être plus contre que avec, puisque l’influence du corps est pour elle dégradante. L’effort du sage doit être de faire obéir le corps.

Cela aura une influence profonde sur toute notre pensée occidentale, et particulièrement marquée en France où domine une conception très étroite de l’intelligence et de la rationalité qui méprise l’émotionnel et le sentimental. Si les sentiments viennent du corps, alors ils sont inférieurs à la pensée, à la raison, et doivent y être soumis.

Descartes faisait de la glande pinéale le point de contact entre l’esprit et le corps. Ce qui en faisait une bonne candidate à ce rôle, c’est qu’elle est l’une des rares structures à ne pas être présente en double exemplaire dans le cerveau. Elle est unique dans le cerveau, et l’âme étant vue comme une unité indivisible constituant l’essence de la personne, elle devait forcément s’attacher au corps par une zone unique, une sorte de noyau. En l’occurrence, un noyau en forme de pomme de pin. De plus, à l’époque, on pensait que la glande pinéale était propre aux humains. On la trouve en fait dans le cerveau de tous les vertébrés, et son rôle est de régler les rythmes de veille et de sommeil et les rythmes saisonniers.

Elle a besoin de la lumière du jour, le jour, et de l’obscurité la nuit pour bien ajuster notre rythme circadien. Chez certains reptiles, pour bien capter la lumière, elle se trouve en surface du crâne, et on peut même l’apercevoir.
Dans des courants ésotériques ou énergétiques, la glande pinéale correspond d’ailleurs au chakra du troisième œil.

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Le troisième œil d’Avalokiteshvara, le Bouddha de la compassion. gouache de 2016

Le monisme joyeux de Spinoza

♪ tapis : Kohei Tanaka & Shiro Hamaguchi, « The World’s Number One Oden Store », One Piece OST

Le même siècle que Descartes, mais plutôt dans sa seconde moitié, le philosophe néerlandais Baruch Spinoza s’oppose à ce dualisme cartésien. Il propose un monisme : le corps et l’esprit ne sont pas deux substances différentes. Ce sont pas deux « mondes » différents en interaction. Ce ne sont pas des « mondes », mais des attributs du même monde.

Pour Spinoza, Dieu est l’Être, la substance unique dont tout est constitué. Dieu, c’est la substance infinie qui possède une infinité d’attributs. Nous, les êtres vivants, sommes des étants finis et nous ne connaissons que deux de ces attributs : la pensée (l’esprit) et l’étendue (la matière). Nous sommes comme des êtres à deux dimensions (esprit et matière) dans un Univers possédant une infinité de dimensions. Mais ces dimensions ne sont pas séparables, et tous les attributs sont égaux. L’esprit n’est pas supérieur à la matière, l’âme n’est pas supérieure au corps, comme cela s’imposait chez les penseurs précédents. Chaque étant fini est un mode, une manière d’être de l’Être infini, comme le dit Gilles Deleuze dans ses cours. Je suis une manière d’être, avec un corps et une âme qui sont deux attributs de la même substance.

Ainsi, on ne fait pas agir l’âme sur le corps ou le corps sur l’âme. Ce n’est pas l’un contre l’autre, c’est l’un avec l’autre, entremêlés. On ne doit pas parier sur l’un contre l’autre, comme le faisait Descartes. Cela n’aurait pas de sens, puisqu’ils sont la même manière d’être mais exprimée dans deux attributs.

Que se passe-t-il dans les attributs que l’on ne connaît pas ? C’est l’occasion de faire de la science-fiction spinoziste.

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Portrait de Spinoza, 1665

Il n’y a pas plus de hiérarchie entre les attributs qu’entre les manières d’être. Les attributs sont strictement égaux du point de vue de Dieu, la substance absolue. Le Dieu spinoziste est immanent. Il est la substance unique, mais il n’est pas l’Un transcendant et métaphysiquement supérieur à ses émanations, hérité du néoplatonisme.

Pour Spinoza, l’esprit et le corps n’entretiennent pas une relation antagoniste, au contraire : élever l’âme, c’est renforcer le corps ; rendre le corps plus agile permet de rendre l’âme plus agile.

♪ tapis : Yasunori Mitsuda, « Melody-Go-Round », Sailing to the World

Les personnages du roman Île de Aldous Huxley citent ainsi Spinoza : « Rendez le corps capable d’accomplir un grand nombre de choses : cela vous aidera à parfaire l’esprit (et à atteindre ainsi un amour intellectuel de Dieu). »

Deleuze fait dire à Spinoza que « la tâche de la philosophie comme éthique est d’accéder à cette connaissance du corps et à cette conscience de l’âme qui dépasse la connaissance naturelle que nous avons de notre corps et la connaissance naturelle que nous avons de notre âme. Il faut découvrir cet inconscient de l’âme et cet inconnu du corps. »

Spinoza peut-être ainsi vu comme une sorte de précurseur de la psychologie des profondeurs. Il renouvelle le « Connais-toi toi-même » d’Athènes.

Aussi étrange que cela paraisse, Spinoza envisageait qu’une partie de l’âme puisse survivre à la mort. Il s’agirait de sa part active, créative, opposée à la partie mécanique et passive qui serait mortelle. Un soupçon de platonisme…
Ce qui participe à la part active de l’être humain, c’est sa part désirante. L’humain de Spinoza est un être de désir. Ce désir est le moteur de tout changement. Éteindre le désir, ce serait éteindre la puissance vitale et se déshumaniser. Bien orienté, grâce à la raison et l’intuition, le désir peut mener à la joie – par l’augmentation de la puissance d’agir – et à la béatitude, qui est une joie parfaite, en résonance avec l’Univers entier.

On ne peut s’empêcher de trouver des ressemblances entre ce monisme et cette sagesse de Spinoza et le monisme et la sagesse des philosophies orientales, le bouddhisme en particulier, où la joie tient une place si importante, et où la béatitude peut s’assimiler à la plénitude de l’Éveil.

Eros et Psyché, vers l’infini et au-delà !

Le désir, considéré comme provenant du corps ou bien dirigé vers le corps, a souvent été un objet de méfiance au fil de notre histoire philosophique. Il a suscité la méfiance, voire l’aversion, la haine et le mépris en tant qu’appétit corporel. Mais le désir a aussi été valorisé en tant qu’Eros. L’Eros de Platon est ce qui pousse l’âme incarnée – psyché – à contempler les Idées. Il mène l’âme à la quête de la beauté et de la connaissance. C’est un désir qui provient de l’âme et non du corps. C’est l’Eros qui pousse l’humain à philosopher. Ce désir ultime premier impulse l’élan vers le divin, vers le monde auquel l’âme appartient originellement et où elle n’aspire qu’à retourner.

Dans le bouddhisme, le désir alimente notre karma qui cause notre cheminement dans le Samsara, le monde conditionné, qui est un monde de souffrance. Mais ce cheminement permet d’atteindre finalement la libération.

Les formes du Samsara, le soi, le désir, les erreurs ne doivent pas être méprisées mais prises pour ce qu’elles sont. En tout cas, je l’interprète ainsi. Le désir n’est pas l’ennemi, mais ce qui nous guide – d’une manière qui peut-être fort sinueuse – pour parvenir à l’ultime désir. Cet ultime désir n’est plus le désir d’éternité du soi, mais le désir que tout être animé chemine vers le nirvana et soit libéré de la souffrance. C’est un désir entièrement rempli de compassion.

L’absence de désir n’est donc pas souhaitable, car elle éteindrait touts flamme motrice et anéantirait toute possibilité de progrès. Le désir est ce qui meut : il peut le faire évolutivement ou involutivement. Si l’on ne cherche qu’à réprimer le désir au lieu de le transformer, on est bloqué. De même, si l’on considère le corps comme un ennemi, si l’on méprise les formes du monde conditionné, alors on est très embourbé dans la dualité, et on est bloqué.

Le désir, c’est le sens, dans ses deux acceptions : la direction et la signification que nous donnons à notre vie.

Comme nous l’avons vu avec L’Histoire sans Fin de Michaël Ende dans la première saison d’Artborescience, il nous faut cheminer d’un désir à l’autre, évolutivement, créativement, selon notre parcours singulier, en remplissant notre mission propre… En progressant sur ce chemin, au cours duquel nous nous recréons en permanence, nous entrevoyons l’ultime trésor, le désir de tous les désirs : celui qui nous libère en nous tissant au monde dans sa totalité.

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AURYN extraite de mon fanart pour L’Histoire sans fin

Dans L’Histoire sans fin, les deux serpents entrelacés et se mordant la queue représentent l’influence réciproque du monde imaginaire et du monde réel. On pourrait aussi dire de l’influence réciproque entre esprit et matière.

C’est avec les spiritualités orientales que nous reprendrons notre voyage, dans le prochain épisode ! De la non-dualité des sagesses asiatiques nous passerons à l’effervescence ésotérique et philosophique du XIXe siècle. Nous évoquerons la thèse de l’esprit quantique – sans faire la promotion du mysticisme quantique, attention ! – pour revenir finalement à cette opposition entre dualisme informatique et émergentisme, enrichie par tout ce que nous avons évoqué durant ces deux épisodes.

Je vous retrouverai le mercredi 7 avril pour la deuxième partie de « cyborgs, philosophes et fantômes » !

Voici les références biblio ou filmographiques pour cette émission :
Les pop références :

  • Altered Carbon, les romans de Richard Morgan édités en France chez Bragelonne, et la série de Laeta Kalogridis
  • Westworld, la série de Jonathan Nolan et Lisa Joy
  • J’ai cité de nouveau rapidement Ghost in the Shell.
  • Plusieurs œuvres vidéoludiques, musicales, cinématographiques ou littéraires inspirées par le gnosticisme ou la Kabbale : voir la liste « parfum gnostique dans les jeux vidéo »

Références documentaires :

  • Antonio Damasio, L’ordre étrange des choses, Odile Jacob, 2017
  • Christof Koch, A la recherche de la conscience, Odile Jacob, 2006
  • Robert Laughlin, Un Univers différent, Fayard, 2005
  • Pascal Picq, L’intelligence artificielle et les chimpanzés du futur, pour une anthropologie des intelligences, Odile Jacob, 2019
  • Sébastien Bohler, Où est le sens ? , Robert Laffont, 2020
  • Julian Jaynes, La naissance de la conscience de l’effondrement de l’esprit [bicaméral], PUF, 1994
  • Peter Kunzmann, Franz-Peter Burkard et Franz Wiedmann, Atlas de la philosophie, édité chez Le livre de poche, collection La Pochothèque
  • Trégo Kristell, « Des catégories de l’âme ? À propos d’un certain aristotélisme du jeune Augustin », Archives de Philosophie, 2017/4 (Tome 80), p. 711-731. DOI : 10.3917/aphi.804.0711. URL : https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2017-4-page-711.htm
  • Les cours de Gilles Deleuze, que l’on peut trouver sur Youtube, gratuitement
  • Frédéric Lenoir, Le Miracle Spinoza, Fayard, 2017
  • Les commentaires et traductions de Jean-Yves Leloup de L’Evangile de Philippe, L’Evangile de Thomas et L’Evangile de Marie, Abin Michel, collection Spiritualités vivantes
  • Adin Steinzaltz, La rose aux treize pétales, Albin Michel collection Spiritualités vivantes, 2002
  • Gershom Scholem, La Kabbale, Folio Essais, 2003
  • Sur Pythagore, une émission qui m’avait beaucoup marquée en 2008 : L’historienne Henriette Chardak invitée dans La Tête au carré pour parler avec passion de son ouvrage sur la vie de Pythagore – Henriette Chardak, L’Enigme Pythagore : la vie et l’oeuvre de Pythagore et de sa femme Théano, Presses de la Renaissance, 2007 – (pas de podcast disponible)

Sur les sexismes et les anti-sexismes évoqués dans cet épisode :

  • Eric Sartori, Histoire des femmes scientifiques de l’Antiquité au XXe siècle, Plon, 2006
  • Alain Galonnier. Stercoris saccus : la représentation de la femme comme corps adjuvant et transgressif dans la pensée chrétienne à la basse Antiquité et au Moyen Âge. 2018. hal-01494143v3
  • François Poullain de la Barre, De l’égalité des deux sexes, discours physique et moral, où l’on voit l’importance de se défaire des Préjugés. disponible ici au format PDF

♪♪♪ Laurence Revey, « Ma ouè / Allehlujah » , Laurence Revey

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