Artborescience S2 ep5 : Cyborgs, philosophes et fantômes – partie 2

Artborescience S2 ep5 : Cyborgs, philosophes et fantômes – partie 2

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Cet épisode a été diffusé le mercredi 7 mars à 17h, sur Radio Campus Clermont-Ferrand, 93.3.

♪♪♪ Générique sur « If The Stars Were Mine »

Artborescience…
Grand-Mère Feuillage, j’aimerais te poser une question… (extrait Pocahontas de Disney)
– Qu’est-ce que c’est, cette théorie du chaos ? Qu’est-ce que ça signifie ? (extrait Jurassic Park de Steven Spielberg)
Les êtres qui… nous ont conduits ici… Ils communiquent… Au moyen de la gravité, non ? (extrait Interstellar de Christopher Nolan)
ça fait deux questions !
MAIS ils savent PAS communiquer ! Si ça se trouve ils sont encore en train de faire joujou avec leurs ordinateurs sans s’occuper de leur cerveau… (extrait La Belle Verte de Coline Serreau)
– Artborescience : arts, sciences, nature et pop culture !

Bonjour à toutes et tous ! Je suis heureuse de vous retrouver en ce 7 avril 2021 pour le cinquième épisode de la deuxième saison d’Artborescience.

Depuis le début de cette saison, cyborgs, androïdes et humains prétendument augmentés accompagnent nos pérégrinations entre les circonvolutions du cerveau et dans les entrelacs de la conscience, de l’esprit et du corps.

Dans l’épisode précédent – la première partie de « Cyborgs, philosophes et fantômes » – nous avons côtoyé quelques philosophes grecs de premier plan en virevoltant dans le monde des Idées. Après un bref séjour parmi les âmes chrétiennes et les étincelles de la Kabbale, nous avons confronté Descartes et Spinoza.

♪ tapis : Morcheeba, « Part Of The Process », Big Calm

Bienvenue dans la seconde partie de « Cyborgs, philosophes et fantômes ». Nous parlerons de non-dualité, de parallélisme, de spiritualisme… et même de physique quantique – sans faire la promotion du mysticisme quantique, attention ! Il s’agira d’en parler avec des gens aussi sérieux que Roger Penrose et Niels Bohr.

Avec Henri Bergson, nous décrirons la participation de l’esprit à la création permanente de la réalité, une réalité faite d’imprévisible nouveauté. Nous commencerons à aborder l’idée d’une réalité unique, d’un Unus Mundus et d’un esprit collectif.

Cela nous permettra de revenir enfin, sous un angle nouveau, à notre opposition primordiale entre le dualisme informatique et notre chère théorie de l’émergence.

Bien sûr, tout cela agrémenté de perlettes de culture pop.

Pour ouvrir cette nouvelle série de butinations de fleurs scientifiques en fleurs philosophiques et spirituelles, entendons de nouveau ce que le Major Kusanagi, cyborg héroïne de Ghost in the Shell, a à nous dire sur sa propre conscience dans la fameuse scène de la plongée sous-marine :

Extrait du film Ghost in the Shell, Mamoru Oshii, 1995 : scène de la plongée

♪ tapis : Kenji Kawai, « Chant III », Ghost in the Shell, OST du film de 1995

Bien que les œuvres cyberpunk telles que Ghost in the Shell soient imprégnées de dualisme informatique – qui est cette idée que l’esprit humain peut se réduire à une somme de données informatiques – le Major exprime, dans cet extrait, une vision de la conscience entrelacée aux perceptions permises par le corps, entrelacée à la sensation d’habiter un corps pétri d’expériences. Elle décrit la conscience de soi comme la résultante d’un ensemble de processus, ce qui n’est pas sans rappeler les principes de non-dualité, d’interdépendance et de vacuité du soi qui existent dans les philosophies asiatiques.

La non-dualité des spiritualités orientales

Les enseignements asiatiques de sagesse n’envisagent les rapports du corps et de l’esprit que dans une unité fondamentale : la dualité n’est qu’apparente, elle est une illusion liée à notre subjectivité, à la limitation de nos perceptions. La conscience nous donne l’illusion d’être séparé·e·s du reste du monde.
Trois de ces enseignements principaux sont l’hindouisme, le taoïsme et le bouddhisme.

L’hindouisme est un monisme. La multitude de ses divinités représente les aspects d’une source unique, tout comme les âmes individuelles.
Les textes fondateurs de l‟hindouisme sont les quatre Veda, écrits en sanskrit vers 1500 ans avant notre ère par des sages anonymes. Leurs enseignements sont dispensés aux masses à travers des ouvrages intermédiaires, les Upanishad. L’un des principes fondamentaux de l’hindouisme est l’unité du Brahman, l’ultime réalité, et de l’Atman, l’âme individuelle. Brahman est l’ultime réalité, l’âme de toutes choses. Il est infini, indicible, par-delà les concepts. Le poème religieux de la Bhagavad-Gîtâ l’évoque en ces termes : « Brahman, sans commencement, suprême ; par delà ce qui est et par delà ce qui n’est pas. Incompréhensible est cette âme suprême, illimitée, non née, qu’on ne peut rationaliser, impensable. » Il est décrit dans la Mundaka Upanishad comme une trame cosmique : celui sur lequel le ciel, la terre et l’atmosphère sont tissés ; et le vent, avec tous les souffles vitaux. La matière et l’esprit ne sont pas séparés : ils sont indissociables. Tout est fondamentalement de même nature.

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vieille interprétation personnelle de la Trimurti, de 2007

♪ tapis : Kenji Kawai, « Utai IV, Reawaking », Ghost in the shell, OST du film de 2017

Le Tao de Lao Tseu peut nous rappeler le logos de Héraclite et le Brahman hindou.

La Chine du VIe siècle avant Jésus Christ est partagée entre deux philosophies aux fonctions complémentaires : le confucianisme et le taoïsme. Le confucianisme est la philosophie de la connaissance pratique et de l’organisation sociale : il établit les règles strictes de l’éducation, de la famille et des cultes. Le taoïsme, représenté par Lao Tseu et Tchouang Tseu, s’oriente quant à lui vers la contemplation de la nature et sa compréhension profonde, pour trouver la voie qui mène au Tao. Afin d’entrevoir cette voie, l’humain doit apprendre à suivre l’ordre naturel et à écouter sa sagesse intuitive.

Le Tao peut se comparer au Brahman hindou. Il en diffère en ce qu’il consiste, en plus de l’unité sous-jacente de l’univers, dans le moteur d’un éternel mouvement. Le Yin et le Yang en sont des projections dans une dimension inférieure, subjective : dans le Tao, les deux pôles se fondent en un même mouvement circulaire. C’est cela, la réalité objective. Le monde se transforme continuellement selon la dynamique du Tao. Ces transformations sont décrites par une œuvre fondamentale de la pensée chinoise, bien antérieure au taoïsme : le Livre des Transformations, le Yi Jing.

La philosophie du Yin, du Yang et du Tao, tout comme le confucianisme, s’est abreuvée à la source du Livre des Transformations, le plus ancien livre de Chine. Le Yi Jing, utilisé parfois comme un outil de divination, comprend 64 hexagrammes qui associent six traits Yin ou Yang. Ces 64 hexagrammes, accompagnés d’appréciations, représentent les énergies en transformation constante qui traversent les situations rencontrées dans la vie. Le Yi Jing donne des conseils sur l’attitude à adopter face à chaque situation particulière et ses perspectives de changement.

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Cyrille Javary compare le Yi Jing, avec ses 64 hexagrammes et ses 4082 caractères, à une fleur fractale. Il écrit, dans le commentaire de sa propre traduction du Livre des transformations : « Le texte compte exactement 4082 caractères et ce chiffre résume magnifiquement le mélange de méticulosité et de souplesse, de perfectionnisme et d’humour dans lequel les Chinois de l’Antiquité aimaient à nicher leurs grands textes classiques. » Ce chiffre se rapproche en effet de 4096, produit de 64 par 64. « Autrement dit, à quatorze unités près, le Livre des changements est un composé de soixante-quatre chapitres, comportant chacun en moyenne soixante-quatre idéogrammes. […] » Ce nombre « si parlant » de 4082 « ne peut être qu’une marque d’humour soulignant avec élégance la nécessité vitale d’introduire dans la rigueur numérique la légèreté d’un minuscule manque, la souplesse d’un petit jeu, comme dans la « fausse » équerre des chinois. »
Les 64 hexagrammes peuvent se concevoir comme les associations des huit trigrammes. Les trigrammes représentent des situations et dispositions énergétiques fondamentales, symbolisées par des éléments naturels. Cette association des trigrammes, que j’ai représentés dans cette fleur, est une interprétation anachronique dans le sens où les trigrammes sont conçus bien plus tard comme des entités à part entière.

Le Yin et le Yang sont ainsi deux mouvements antagonistes d’un même Tout. Le Tao est ce Tout, la réalité sous-jacente.

Le Tao est avant l’Un ; il est plutôt le Zéro ; en ce sens, il est Vacuité, mais vacuité lumineuse et spirituelle. Ainsi, le taoïsme serait un monisme spiritualiste : tout naît du Tao, qui est purement immatériel ; l’esprit et la matière sont donc tous deux de nature fondamentalement spirituelle et ne sont que les deux aspects d’une même réalité.

♪ tapis : Harold Budd, « Little Heart »

Le bouddhisme évoque aussi une réalité sous-jacente, cette origine de tout, consistant en une vacuité lumineuse et spirituelle. Mais il y a une différence avec l’hindouisme : l’Atman, l’âme individuelle, n’existe pas.

Le Bouddhisme naît en Inde au VIe siècle avant notre ère, de Siddhârta Gautama – ou Sakhyamuni – le premier Bouddha, c’est-à-dire « celui qui a atteint l‟éveil ». Cet éveil consiste à se détacher des formes illusoires du monde phénoménal et du cycle des réincarnations – le Samsara – pour atteindre le Nirvana.

Le premier Bouddha a enseigné que tous les phénomènes sont impermanents et interdépendants. Les choses et les êtres consistent en des processus, des structures sans cesse changeantes. Elles n’existent pas en soi : d’une part, elle existent seulement par leurs relations avec toutes les autres, et d’autre part elles ne possèdent pas d’essence propre.

La vacuité peut prendre plusieurs sens dans le bouddhisme (et ce n’est jamais un sens nihiliste). La vacuité peut s’entendre comme cette interdépendance. Elle ne veut pas dire que les choses et les êtres n’existent pas du tout et n’ont pas d’importance… Au contraire. Elle veut dire que les êtres et les choses n’existent pas en soi et par soi. C’est tout différent.

A partir de cela, plusieurs courants du bouddhisme se sont crées, avec des points de divergence.

Cette idée de l’être comme processus, nous l’avons évoquée dans l’épisode précédent avec les réflexions de Takeshi Kovacs, le héros du roman et de la série Altered Carbon :

♪ tapis : Jeff Russo, « Altered Carbon Main Titles », Altered Carbon Soundtrack – Season 1

« Quand j’étais enfant, je croyais qu’il y avait une personne essentielle, une sorte de personnalité centrale autour de laquelle les éléments de surface pouvaient évoluer sans modifier l’intégrité de son identité. Plus tard, j’ai commencé à comprendre qu’il s’agissait d’une erreur de perception, causée par les métaphores que nous employons pour nous définir. La personnalité n’est rien de plus que la forme passagère d’une des vagues devant soi… ou, pour ralentir le processus à une vitesse plus humaine, la personnalité est une dune. Une forme passagère qui répond au stimulus du vent, de la gravité, de l’éducation. De la carte des gènes. Tout est sujet à l’érosion et au changement. »
« Nous sommes des colonies de cellules en alliance temporaire, se reproduisant et se dégradant, nous sommes un nuage incandescent d’impulsions électriques et de codes mémoire précairement gravés sur du carbone. »

♪ tapis : Harold Budd, « Little Heart »

Nos corps sont des structures qui se maintiennent en échangeant continuellement de la matière, en la faisant circuler et en l’organisant. L’esprit individuel, dans le bouddhisme, est lui aussi une structure, un processus tout aussi mouvant que le corps, dépourvu d’essence propre et éternelle.

Que le soi n’ait pas d’essence propre ne signifie pas qu’il n’existe pas du tout. Les choses ne sont pas définies pas une essence, mais par leur structure, leur forme… Les connexions entre leurs éléments, pour revenir vers la théorie de l’émergence. Or, aucune structure n’existe indépendamment des autres et n’est éternelle.

Pourtant il existe bien dans le bouddhisme une certaine continuité de l’esprit par-delà la mort du corps. Selon les courants de pensée, la conscience de l’individu se compose de plusieurs consciences, qui sont toutes des structures impermanentes et interdépendante, mais dont certaines perdurent plus que les autres. Elles sont décrites comme des agrégats, dont certains se désagrègent à la mort du corps physique. Les semences karmiques sont liées à ces consciences : elles survivent à la mort du corps et sont la cause de la réincarnation. Ce sont ces semences qui sont à l’origine du monde phénoménal. Les consciences individuelles co-produisent le monde dans lequel elles s’emprisonnent.

Ce n’est pas une âme éternelle qui s’incarne : c’est un processus qui change de corps, c’est-à-dire un processus spirituel, psychique, karmique, qui se prolonge en s’associant à un nouveau processus corporel. Les réincarnations obéissent à la loi de causalité du karma, que l’on peut comparer à celle que Platon avait décrite en rapport avec les trois parties de l’âme.

Il y a un courant du bouddhisme (le Vajrayana) qui ne se satisfait pas de ces seuls agrégats. Tous les êtres animés possèdent, au-delà des agrégats, un « esprit inné de claire lumière » qui constitue la nature de Bouddha. Avant d’atteindre l’éveil, cet esprit est dissimulé sous les haillons du monde phénoménal. Cet esprit est « éternel car au-delà du temps, étant inconditionné et incomposé. Parfait, complet et simple, immuable – ne peut donc être altéré, seulement caché. » Un peu comme l’Un des néoplatoniciens…

Cette base primordiale spirituelle est « vide » car primordialement pure, sans dualité ; elle est féconde et lumineuse car elle contient toutes les potentialités (comme l’En Sof, comme l’Un…) C’est donc une vacuité pleine. Elle est dynamique et pleine d’une énergie de compassion.

Le Dalaï-Lama a dit que Le niveau [de conscience] le plus élevé échappe au support matériel. La conscience est indépendante des particules physiques.

♪ virgule : Melody Gardot, « Over The Rainbow », My One And Only Thrill

Comme les plus beaux entrelacs du Livre de Kells, le Nœud sans fin du bouddhisme tibétain est constitué d’un seul brin. La séparation des nœuds individuels est illusoire : ils appartiennent tous à une même trame tissée d’un seul fil.

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Quand j’ai lu La Horde du Contrevent (mini divulgations dans ce paragraphe), les « vifs » m’ont fait penser à cette « semence karmique », même si dans ce roman d’Alain Damasio il n’est pas tout-à-fait question de réincarnation. Les vifs, selon l’un des personnages, ne sont pas assimilables à une âme éternelle judéo-chrétienne, même s’ils peuvent survivre un temps à la mort de leur hôte. Les vifs sont de pures structures immatérielles, des organisations faites de pur mouvement. Ce sont des nœuds de vent, définis uniquement par leur topologie. Comme toute structure, ils ne peuvent pas se maintenir éternellement. Le vif me rappelle aussi la force vitale de Bergson, dont nous avons parlé dans la saison 1 et sur laquelle nous allons revenir. Comme dans les entrelacs décoratifs, ils formeraient les noeuds de cette force vitale qui est la ligne unique. Ils sont des motifs de la force vitale qui se densifie, se compacte et s’enroule pour se sculpter elle-même dans une dimension immatérielle, puis pour impacter l’espace matériel en le sculptant à son tour.

En lisant, j’imaginais les vifs comme des surfaces de Seifert, qui sont des surfaces ayant des entrelacs pour bords, ou comme les représentations multidimensionnelles de Calabi-Yau.

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Crédit image : image modifiée d’une image de Matemateca (IME/USP)/Rodrigo Tetsuo Argenton. This file was published as the result of a partnership between Matemateca (IME/USP), the RIDC NeuroMat and the Wikimedia Community User Group Brasil

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Image glanée sur France Culture : « un exemple de variété Calabi-Yau, variété que l’on rencontre dans la théorie des supercordes, où elle joue le rôle d’espace de compactification ». Crédits : Lunch / Wikipedia

Corps physique, corps spirituel, semence karmique, vif dislocable ou âme éternelle…

Comme nous l’avons vu, on retrouve les deux idées des couches de l’être et de transmigration des âmes dans Kabbake et dans certains courants chrétiens – chez les gnostiques. On la retrouve aussi beaucoup dans les courants ésotériques européens issus de l’effervescence du XIXe siècle, tels l’anthroposophie, la théosophie, les occultismes, et la doctrine spirite, qui mêlent des éléments empruntés au christianisme, à la kabbale et aux spiritualités orientales. Ce bouillonnement ésotérique du XIXe siècle a notamment beaucoup influencé certains de nos grands auteurs français, tels que Victor Hugo et Honoré de Balzac avec sa Séraphîta.

Dans toutes ces conceptions spirituelles/ésotériques/religieuses, on trouve encore une fois des monismes et des dualismes qui se combinent.

On peut trouver un point – voire une pointe – de convergence entre ces croyances différentes. La pointe de l’âme des gnostiques chrétiens – ce qu’il y a d’éternel en nous – se confond finalement avec Dieu – Dieu qui est le fonds commun de toute chose existante, le fonds commun de toute sa création. Un peu comme un cours d’eau qui rejoint l’océan… Dieu serait soit l’océan, soit la totalité du cycle dont les cours d’eau, l’océan et les nuages ne sont que des parties et des sous-états temporaires. Pour les gnostiques comme pour les kabbalistes, le noyau dur de l’âme, son centre éternel, n’est pas à trouver dedans, mais au dehors : la fine pointe de l’âme est Dieu.

♪♪♪ pause musicale : Émilie Simon, « Dame de Lotus », Végétal

Continuons notre voyage dans les esprit de celles et ceux qui ont pensé leurs esprits, l’esprit des vivants ou encore l’esprit du monde.

Idéalisme, matérialisme, spiritualisme du XIXe siècle

♪ tapis : Pharoah Sanders, Floating Points, The London Symphony Orchestra – Movement 1 – Sam Sheperd. : compositeur, Pharoah Sanders (saxophone ténor), Floating Points (celesta, clavecin), Sally Herbert (direction) – Album Promises Label Luaka Bop Année 2021

Le XIXe, c’est le siècle du syncrétisme ésotérique mais aussi de l’engouement positiviste et des arborescences idéologiques tous azimuts, avec des idéalismes et des matérialismes.

Je n’évoquerai que mon philosophe préféré, qui brille à la charnière entre le XIXe et le XXe siècle… Henri Bergson.
Henri Bergson est spiritualiste.

Attention, ne confondez pas le spiritualisme et le spiritisme. Le spiritisme, c’est la doctrine spirite d’Allan Kardec. La doctrine spirite affirme la survie de l’esprit après la mort et son progrès grâce à la réincarnation, en s’appuyant sur les expériences de communication avec les âmes des défunts ou des entités éthérées. Rien n’empêche d’être spiritualiste et de s’intéresser aussi au spiritisme, mais ce sont bien deux choses distinctes qui ne relèvent pas du même domaine.

Le spiritualisme regroupe diverses thèses philosophiques selon lesquelles l’esprit est premier par rapport à la matière. Soit qu’il est le principe de toute chose, et la matière ne serait alors qu’une forme que prend l’esprit (monisme), soit que l’esprit est supérieur à la matière, en n’étant pas la même « chose » (mais quelle chose ? – dualisme).

Pour Bergson, l ’esprit est ce qui rend la nature créatrice (et les êtres, créatifs).

L’esprit est tout qualitatif : il échappe au règne du quantitatif et du spatial. Bergson conçoit l’esprit comme une « force [qui] travaille devant nous, qui cherche à se libérer de ses entraves et aussi à se dépasser elle-même ». L’esprit, c’est ce qui donne plus que ce qu’il n’a, c’est ce qui tire de lui-même plus que ce qu’il contient.

L’esprit relève de la durée. La durée, ce n’est pas le temps mathématique, ce n’est pas le temps spacialisé et réduit de la physique. Ce n’est pas le temps subjectif non plus. C’est le temps réel, le temps créateur à la racine de la réalité et de sa création permanente. Cette durée est une pure hétérogénéité qualitative : elle est comme « une plante magique qui réinventerait à tout moment sa forme avec le dessin de ses feuilles et de ses fleurs ». La réalité consiste en cette durée créatrice. La réalité est tissée par « la création continue de cette imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers. »

Les formes qui peuplent l’univers ne sont pas les pâles reflets des Idées éternelles de Platon fixées dans un monde intelligible ; les formes du monde sont issues d’un courant spirituel qui traverse la matière, et ainsi la structure. Ce courant engendre des turbulences imprévisibles qui nous rappellent le chaos qui a été notre sujet dans le premier épisode. Ce courant d’esprit structurant engendre un univers en création perpétuelle et imprévisible… Ainsi que l’écrit le physicien Trinh Xuan Thuan, à propos du chaos, c’est comme si la nature jouait du jazz. La nature improvise sans cesse et rien ne se répète jamais à l’identique.

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Seule l’intuition peut appréhender l’esprit et la durée ; l’intelligence humaine seule (mécanique, analytique…) y est aveugle.

La vie implique l’esprit. L’esprit est indissociable de l’élan vital, et donc la conscience aussi, puisque Bergson identifie l’esprit à la conscience.

Dans l’épisode 4 de la saison 1, j’ai dit que Bergson ne définit jamais vraiment la conscience. En fait, il la caractérise en quelque sorte par ses fonctions, ainsi que nous l’avons fait avec les neuroscientifiques dans les premiers épisodes de la saison, et par ce qu’elle nécessite. La conscience nécessite la mémoire, l’attention et l’anticipation du futur : elle est un trait d’union entre le passé et l’avenir. Elle peut ainsi exercer sa fonction : prendre des décisions, orienter l’action pour inventer l’avenir. La conscience, c’est « la mémoire avec la liberté. »
La conscience est « cette chose, qui déborde le corps de tous les côtés et qui crée des actes en se créant à nouveau elle-même , c’est le « moi », c’est « l’âme », c’est l’esprit – l’esprit étant précisément une force qui peut tirer d’elle-même plus que ce qu’elle contient, rendre plus qu’elle ne reçoit, donner plus qu’elle n’a. »

Cette conscience est « coextensive » au vivant : c’est-à-dire que dès lors qu’il y a de la vie, il y a de la conscience, de l’esprit. Mais cette conscience connaît des degrés très divers d’occultation ou de manifestation, d’intensité ou de profondeur. L’évolution des espèces présente deux directions principales qui correspondent à deux voies pour la conscience.

La voie végétale, c’est celle de la conscience endormie, et donc celle de l’inconscience. La conscience n’est pas absente, mais elle est dans un état latent. Le règne végétal reste ainsi soumis au déterminisme qui est la loi de la matière. Bergson parle d’un monde qui obéit à des « lois fatales ».

La voie animale, au contraire, est celle de la conscience. C’est celle de la possibilité de se mouvoir et donc de faire des choix, de faire preuve de créativité. C’est la voie de l’esprit, la voie de la liberté qui s’affranchit du déterminisme en produisant et en introduisant dans le monde une « imprévisible nouveauté ». Bergson dit, dans sa conférence « La conscience et la vie » organisée en hommage à Thomas Huxley (le biologiste grand-père de Aldous Huxley) : « La matière est inertie, géométrie, nécessité. Mais avec la vie apparaît apparaît le mouvement imprévisible et libre. L’être vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer. Dans un monde où tout le reste est déterminé, une zone d’indétermination l’environne. »

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Selon Bergson, le rôle du vivant est de créer. Pour utiliser un anachronisme, elle est chaotique, pas dans le sens de désordonnée – au contraire, elle est justement ce qu’il y a de plus ordonné et ce qui contribue le plus à organiser la matière. Elle est chaotique dans le sens imprévisible, tel que nous l’avons expliqué dans le tout premier épisode d’Artborescience sur la théorie du chaos. Ce que Bergson ignorait alors, à cette époque où la science du chaos n’était pas encore née, c’est que l’imprévisibilité n’est pas l’apanage du vivant, bien qu’avec la complexité du vivant elle atteigne une sorte de sommet.

En épousant la vision bergsonienne d’une conscience première par rapport à la matière , on peut imaginer comment le courant de l’esprit commence à sculpter la matière avant même l’apparition de la vie. Elle ne la sculpterait pas pour lui donner une forme déterminée dans le monde des Idées, comme le postule l’idéalisme, mais en lui donnant une impulsion créatrice qui engendre formes chaotiques et organisées.

Cette imprévisibilité, qui échappe aux règles déterministes de la physique et de la chimie – la physique et la chimie avant la science du chaos et les découvertes de la physique quantique – cette imprévisibilité est permise par la conscience qui a pour fonction de jeter un pont entre passé et avenir afin d’intégrer les expériences, de prêter attention au présent perçu et de lui donner un sens. Donner un sens au vécu subjectif – même par les seules sensations de plaisir et de douleur, pour retourner vers Antonio Damasio – est nécessaire pour faire des choix et s’adapter aux situations qui se présentent.

L’être humain est le seul animal, selon Bergson, dont la conscience PEUT être totalement libre.

Précisions sur les relations esprit-matière :

Il y a antagonisme et en même temps une sorte de rapport dialectique : les deux peuvent s’élever mutuellement par leur relation. La matière obscurcit l’esprit et en même temps lui permet d’augmenter en puissance. Elle est un obstacle constructif pour la conscience. La matière est « à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant » pour la conscience. Ainsi, la matière peut élever l’esprit. L’esprit structure la matière ; ainsi, il l’élève aussi.

« Bref, [écrit Bergson,] les choses se passent comme si un immense courant de conscience, où s’entrepénétraient des virtualités de tout genre, avaient traversé la matière pour l’organiser et pour faire d’elle, quoi qu’elle soit la nécessité même, un instrument de liberté. Mais la conscience a failli être prise au piège. La matière s’enroule autour d’elle, la plie à son propre automatisme, l’endort dans sa propre inconscience.» Chez les animaux, cette conscience se réveille à nouveau.

Ainsi, le psychisme ne se réduit pas à des mécanismes cérébraux. Le cerveau est une structure qui permet la manifestation de l’esprit, mais il n’est pas l’esprit. L’esprit n’émerge pas non plus du cerveau : c’est plutôt sa manifestation qui en émerge.

De plus, la conscience n’est pas forcément manifestée à travers un cerveau : Bergson imagine que d’autres structures pourraient jouer un rôle équivalent. Il fait l’analogie avec la digestion : l’être humain digère avec un système digestif alambiqué, mais l’amibe digère aussi, par des mécanismes différents et plus primitifs. Pour reprendre des termes évolutionnistes, des caractères analogues (et non homologues) peuvent remplir les mêmes fonctions.
Cependant, « la conscience est incontestablement liée au cerveau chez l’homme », et chez les autres animaux dotés d’un cerveau, même si la conscience déborde de ce cerveau et peut se manifester grâce à d’autres structures que le cerveau.

Plus le système nerveux se complexifie, au cours de l’évolution des espèces, par une spécialisation et une différenciation des éléments (un système nerveux plus complexe et plus différencié, avec un cerveau par exemple), plus la conscience est libérée, puissante.

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Eh bah alors, on a dit dans les épisodes précédents qu’il fallait un cerveau pour qu’il y ait de la conscience ! Bah oui, on parlait de la théorie de l’émergence. Alors, finalement, est-ce qu’une conscience pourrait émerger d’une étoile cheloue, d’un trou noir au champ magnétique tarabiscoté, d’un océan protoplasmique à la Solaris ? Comme je n’ai pas fait de fanart de L’Ogre de l’Espace de Gregory Benford, je mets une image officielle de Cosmovum, le pokémon pseudo-trou noir évolution de Cosmog.

La philosophie de Bergson est spiritualiste et vitaliste. Le spiritualisme s’affirme comme une alternative au matérialisme et à l’idéalisme. Bergson est spiritualiste, car il considère que l’esprit est premier par rapport à la matière et non l’inverse. Anti-matérialiste, donc, mais aussi anti-idéaliste, puisque cet esprit n’est pas l’esprit transcendant du monde des Idées de Platon.

L’esprit, chez Bergson, n’est pas transcendant mais immanent. La liberté n’est pas donnée par un au-delà spirituel transcendant. L’esprit-conscience est immanent, et la liberté qu’il confère vient du « dedans ».

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Bergson rejette également le strict parallélisme, qui découle du monisme de Spinoza dont j’ai parlé la dernière fois. Le parallélisme, c’est l’idée que chaque état mental doit correspondre à un état physique déterminé, et vice versa. Il n’y a aucun degré d’indépendance de l’un par rapport à l’autre.

Bergson écrit que ce parallélisme avait initialement l’intérêt de ne pas réduire l’âme à un simple reflet du corps, pas plus que le corps ne serait un simple reflet de l’âme. L’un et l’autre sont les aspects – attributs – d’une même réalité, et aucun des deux aspects n’est soumis à l’autre.

Cependant, selon Bergson, ce parallélisme avait « préparé la voie à un cartésianisme diminué, étriqué, d’après lequel la vie mentale ne serait qu’un aspect de la vie cérébrale, la prétendue « âme » se réduisant à l’ensemble de certains phénomènes cérébraux auxquels la conscience se surajouterait comme une lueur phosphorescente. »

Or, Bergson croit « qu’il y a infiniment plus, dans une conscience humaine, que dans le cerveau correspondant. » Il emploie bien le verbe « croire », ce qui dénote une appréciable modestie.

Bergson utilise l’image du porte-manteau : le manteau, c’est l’esprit et le porte-manteau, c’est la matière. La forme du porte-manteau va influencer la façon dont le manteau est accroché et la forme qu’il va prendre en étant suspendu, mais le porte-manteau n’est pas le manteau.

Tout comme le spiritualisme se présentait comme une alternative à l’idéalisme, au matérialisme et au parallélisme strict, le vitalisme constitue une alternative au mécanisme. Le mécanisme est l’idée que les êtres vivants peuvent se réduire à des machines régies seulement par des lois physico-chimiques. Ce mécanisme va de pair avec le matérialisme, mais aussi avec le dualisme de Descartes. Le vitalisme considère que la vie est animée par un élan vital, qui dépasse les lois de la physique et de la chimie… Une troisième voie entre le mécanisme et l’animisme. Cette troisième voie se rapproche de l’émergentisme, mais à la différence de ce dernier, elle fait de l’esprit une réalité première par rapport à la matière – la matière n’existe que par l’esprit – alors que la matière est première causalement dans l’émergentisme : l’esprit émerge de la matière et n’existe donc pas sans elle.

D’ailleurs, Bergson, à l’instar de Spinoza dont nous avons parlé dans l’épisode précédent, envisageait la possibilité de la survie de la conscience d’un individu après sa mort physique. La conscience qui s’est structurée, raffinée, renforcée, approfondie, intensifiée par son contact avec la matière…

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Un peu comme les vifs d’Alain Damasio, ces nœuds immatériels de pur mouvement qui animent les êtres et peuvent maintenir leur structure un temps après la destruction du corps physique.

Malgré cet antagonisme subtil entre matière et conscience, Bergson affirme un certain monisme : « Que […] ces deux existences – matière et conscience – dérivent d’une source commune, cela ne [lui] paraît pas douteux. » Et cette source commune serait de nature spirituelle. La matière possède elle-même un minimum de mémoire : elle possède de la conscience au niveau le plus bas possible, mais un niveau non nul. Une sorte de niveau fondamental, résultant – c’est mon interprétation – d’une auto-limitation. Ainsi, l’esprit est à la fois ce qui peut … plus que ce qu’il contient, ce qui se dépasse lui-même en se recréant sans cesse, mais c’est aussi, originellement, ce qui s’auto-limite en s’enfouissant de soi-même dans la matière.

♪ tapis : Bonobo, « Prelude », Black Sands

Une conscience partout : shintoïsme, animinisme et esprit quantique

Nous n’avions pas encore évoqué l’animisme. L’animisme est un rapport à la nature et à l’esprit qui appartient à l’histoire spirituelle de tous les continents. Selon Philippe Descola, l’animisme est l’une des quatre grandes ontologies de base – c’est-à-dire l‘une des quatre grandes façons de concevoir le rapport de l’esprit humain au reste de la nature.

Pour l’animisme, les intériorité des êtres (c’est-à-dire les esprits), les esprit des humains et des vivants non-humains sont les mêmes, tandis que leur « physicalité » change. Un esprit de même nature habite donc tous les êtres, voire les choses, visibles ou non visibles.

Les survivances d’animisme présentes en Asie (à travers le shintoïsme, par exemple) expliqueraient le rapport différent qu’entretiennent les populations par rapport à l’idée des robots humanoïdes : un rapport plus serein, moins anxieux que celui des populations occidentales.

C’est Astro le petit robot de Tezuka, tout mignon et bienveillant, tout opposé à Skynet et à ses agents robotiques dans Terminator.

Si les Yokai sont partout et si même les objets inanimés peuvent être porteurs d’un esprit, alors pourquoi n’y aurait-il pas une part d’esprit dans un robot… Une part d’esprit naturel, et pas artificiel. Une part de l’esprit du monde.

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Dans la BD franco-italienne Sky Doll (Alessandro Barbucci et Barbara Canepa), la gynoïde Noa est heureuse d’être considérée comme dotée d’un esprit par les aquariennes.
« Tout ce qui nous entoure porte en soi une part de l’esprit de l’Univers… Et donc, toi aussi, sœur artificielle. »

♪ tapis : Galt MacDermot, Tom Pierson, « Aquarius », Hair, Original Soundtrack

On retrouve cette idée de la conscience omniprésente, diffuse dans le moindre atome et reliant l’Univers entier, dans le mysticisme quantique. En effet, les arcanes de la physique quantique, souvent mystérieux pour les prof-chercheurs eux-mêmes, permettent de justifier tout et n’importe quoi grâce à des arguments issus de la non-localité, de la superposition des états… Par exemple.

Je ne compte pas du tout faire ici la promotion du mysticisme quantique qui, aujourd’hui, sert d’argument magique à des médiums, à des gourous ou des médecins qui vendent plein de livres, mais notons qu’il existe une hypothèse de l’esprit quantique qui a émergé dans l’esprit des scientifiques eux-mêmes.

Roger Penrose, mathématicien, cosmologiste et philosophe des sciences, suppose que l’esprit émerge de la mise en cohérence quantique des neurones. La conscience ne pourra être expliquée, selon lui, que par des lois radicalement nouvelles, comme une théorie de la gravité quantique. Roger Penrose réfute l’idée qu’un esprit puisse émerger d’un ordinateur usuel – l’esprit n’est pas réductible à une somme de données informatiques – mais il envisage la possibilité d’une intelligence artificielle émergeant de processus quantiques…
Les fondateurs de la physique quantique eux-mêmes – Bohr, Pauli et Heisenberg, notamment – ont réfléchi aux implications métaphysiques de leurs découvertes. L’étrangeté des lois régissant la matière au niveau le plus fondamental devait forcément impacter notre manière de concevoir la réalité. Ces découvertes devaient avoir des implications philosophiques.

♪ tapis : « Hawaii », Persona 5 OST

Le monisme à double aspect de Jung et Pauli

La physicien Wolfgang Pauli a collaboré avec Carl Gustav Jung – le père de la psychologie analytique – pour proposer une thèse du monisme à double aspect. Leurs conceptions ont été développées dans une fructueuse correspondance.

L’idée essentielle de ce monisme à double aspect est que la matière et l’esprit sont des aspects complémentaires, fondamentaux et irréductibles d’un domaine sous-jacent. Ce domaine sous-jacent n’est pas directement accessible à notre entendement. Il n’est ni spirituel ni matériel, mais il se manifeste comme esprit ou comme matière. Ces deux aspects sont indissociablement liés et s’entrelacent de diverses manières, ce qui permet d’envisager ensuite plusieurs types de dualités.

Pauli a écrit que le parallélisme psycho-physique – celui dont Bergson relevait déjà les limites – n’était pas à même de résoudre « le problème général de la relation entre la psyché et la matière, entre l’extérieur et l’intérieur. » Selon le physicien, « il serait bien plus satisfaisant de considérer que matière et psyché puissent être conçues comme des aspects complémentaires d’une même réalité. »

Attention : la complémentarité prend ici un sens précis.

La notion de complémentarité a été forgée par le psychologue William James (qui était un ami de Bergson). Le physicien Niels Bohr, en 1927, transpose ce terme en mécanique quantique pour parler de complémentarité onde-corpuscule plutôt que de dualité onde-corpuscule. En effet, tout objet physique, qu’il s’agisse d’un atome ou d’un rayon de lumière, peut être décrit par des propriétés ondulatoires ou des propriétés corpusculaires, selon la façon dont son comportement est observé et mesuré. C’est l’un ou l’autre, et pas les deux en même temps. La métaphore de l’onde et celle du petit objet ponctuel ont toutes deux leurs limites, et elles s’excluent mutuellement, bien que les deux modèles décrivent un même objet et que les deux soient nécessaires pour que cette description soit complète.

C’est cela-même, la définition de la complémentarité : « deux descriptions sont complémentaires si elles s’excluent mutuellement (c’est-à-dire ne peuvent être observées ensemble) tout en étant toutes deux nécessaires pour décrire exhaustivement une situation ». (Atmanspacher)

Esprit et matière seraient de même deux aspects complémentaires d’une réalité sous-jacente, fondamentalement unis dans un domaine unique, holistique (formant un Tout indissociable) mais donc l’unicité nous échappe. Ainsi, la réalité nous paraît morcelée.

Ce domaine sous-jacent, cet arrière-plan holistique caché, Jung l’appelle Unus Mundus – le Monde Un.

Complémentarité et non-dualité fondamentale… Cela rappelle ce que nous avons dit du Tao. D’ailleurs, le physicien Niels Bohr avait fait du Tai-ji, symbole visuel du Tao, du Yin et du Yang, l’élément central de son blason orné de cette phrase : « Les opposés sont complémentaires », en référence au principe de complémentarité onde-corpuscule.
Dans des épisodes ultérieurs d’Artborescience sur le holisme et sur le vide, nous développerons tout cela. En compagnie, encore, de Pauli et Jung et de l’Unus Mundus, et aussi de Bernard d’Espagnat et la réalité voilée… avec de la synchronicité, du pendule de Foucault, du Yi Jing et plein d’autres choses.

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le blason de Niels Bohr

La sphère d’un esprit collectif

♪ tapis : Yasunori Mitsuda, « UMN mode », Xenosaga I OST

Le monde des Idées de Platon et l’âme du monde des néo-platoniciens se sont en quelque sorte réactualisés dans l’Unus Mundus des alchimistes, puis dans celui de Carl Gustav Jung. De ce monde Un, de cette réalité première voilée, de ce domaine d’arrière-plan relié à l’inconscient collectif de Jung et au monde des Archétypes… Il n’y a qu’un pas vers l’idée d’un esprit collectif dans lequel toutes les âmes individuelles pourraient venir se fondre. La sphère d’un méta-esprit.

Le jeu Xenosaga reprend à son compte le terme d’Unus Mundus de Jung. Dans l’univers du jeu, l’Unus Mundus Network – UMN – désigne un réseau d’informations et de communication qui relie ensemble les milliers de planètes colonisées par l’être humain. Les informations qui transitent par l’UMN font fi de la vitesse de la lumière : elles peuvent se communiquer quasi instantanément.

Le tapis musical que l’on entend maintenant, et qui revient régulièrement depuis le premier épisode de la saison 1 d’Artborescience, est le theme UMN mode que l’on entend quand on se connecte à l’UMN et quand on est accueillie par Bunnie, le petit lapin blanc bizarre avec les yeux en gribouillages.

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le logo de l’UMN en forme d’Ouroboros, et Bunnie la mascotte bondissante aux yeux gribouillés

Justement, le secret de cet Unus Mundus Network … C’est de la divulgation, pas du divulgâchage, mais je préviens quand même… Justement, son secret c’est qu’il s’inscrit dans la sphère de l’inconscient collectif qui coïncide avec le domaine des nombres imaginaires du domaine inférieur.

Expliquons un peu. Dans l’univers de Xenosaga, il y a un upper domain et un lower domain. Le lower domain, c’est l’univers des protagonistes, c’est le nôtre. Cet univers se partage lui-même en deux domaines : d’une part, le domaine psychique des nombres imaginaires – celui de l’inconscient collectif, de la conscience des êtres vivants et de l’Unus Mundus Network – et d’autre part, le domaine physique des nombres réels, le monde où se meuvent les corps, le monde que l’on peut percevoir directement.

Après la mort du corps physique, l’esprit continue d’exister dans le monde des nombres imaginaires, et il peut se réincarner. C’est d’ailleurs un des enjeux importants de l’histoire. Cet histoire d’UMN et de domaines n’est pas qu’un élément du décor.

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Les schémas du site xenosaga.fandom.com . A la mort d’une personne, son esprit peut retourner dans la sphère des nombres imaginaires. Des esprits peuvent aussi se réincarner, et des robots/cyborgs peuvent être conçus comme des réceptacles pour eux.

Ce lower domain est à l’intérieur de l’upper domain. L’upper domain, c’est une sorte d’hyperespace, un Méta-univers – un multivers, ou un métavers spirituel qui contiendrait plusieurs sous-univers spirituels et matériels, influencés par ce méta-univers voire par les autres sous-univers.

D’ailleurs, le Metaverse est le nom donné, dans le jeu Persona 5, au domaine de l’inconscient collectif dans lequel plongent les protagonistes pour libérer certaines personnes de leurs vices.

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Les protagonistes – lycéens le jour, justiciers de l’inconscient la nuit –  plongent dans le Metaverse grâce à une application à l’icône un peu effrayante. Le Metaverse se superpose au décor du monde réel, offrant un nouveau paysage enrichi de palaces qui correspondent aux ego malades de personnages corrompus.

Cette sphère d’un esprit collectif, encore une fois, ce sera le sujet d’une autre émission. On aura alors la place de parler de la noosphère de Teilhard de Chardin, et du roman Les Enfants d’Icare d’Arthur C. Clarke, et de plein d’autres choses.

♪ tapis : Melody Gardot, « Over The Rainbow », My One And Only Thrill

La conception émergentiste de l’esprit

Pour les neuroscientifiques qui m’ont accompagnée au long de ces deux premières saisons d’Artborescience – Christoph Koch et Antonio Damasio – et j’oserais dire pour les neurosciences en général, le dualisme de substance n’est pas pertinent.

Antonio Damasio valide le spinozisme. Il montre comment les neurosciences donnent raison à Spinoza à propos de l’entrelacement indissociable entre corps-esprit et émotions-sentiments-raison. Deux de ses ouvrages se nomment « Spinoza avait raison » et « L’erreur de Descartes ». A. Damasio explique, par la biologie et les neurosciences, comment le corps engendre le psychisme, et comment les émotions sont au cœur de sa construction. Les émotions sont des états du corps, et ces émotions perçues engendrent les sentiments, qui font partie des éléments fondamentaux du psychisme. Ainsi, l’intelligence et la raison ne peuvent pas se construire contre les sentiments : elles se construisent nécessairement avec. L’esprit se construit par le corps et ses émotions. Cela remet en cause une vision réductrice de l’intelligence et de la raison qui est particulièrement prégnante en France – cette même vision dont il résulte que les animaux sont toujours méprisés, et aussi que l’on divinise l’intelligence artificielle en craignant d’être supplantés par elle.

Voir l’être humain comme un homme-machine, comparable à un corps robot animé par un cerveau-ordinateur, produisant un esprit numérisable et déconnectable du corps, suscite logiquement la crainte que les machines puissent un jour nous « surpasser ». Si nous créons des machines plus « performantes » que nous en tant que machines à calculer, nous craignons forcément de devenir obsolètes. Mais obsolètes… Pour quoi ? Pour un monde sans âme, régi par le quantitatif, réduit à une course aveugle vers une efficacité dépourvue de sens… Le monde néo-libéral de la consommation, de la production effrénée, dont le bruit incessant empêche de penser à tout ce que cela à d’absurde.

Les animaux ne sont pas des machines. Le vivant n’obéit pas à des lois informatiques. Le biologique n’est pas du robotique, et l’esprit provient d’un corps biologique.

Cependant, pour les neuroscientifiques émergentistes comme Christof Koch, l’esprit ne se réduit pas à l’activité bio-chimique du corps : l’esprit et la conscience sont des propriétés émergentes de la complexité du système nerveux. La travail de Koch repose sur l’hypothèse que « la conscience est une propriété émergente des propriétés neuronales du cerveau. » « Notre approche, écrit-il, suppose que les bases de la conscience sont une propriété émergente des interactions entre les neurones et leurs éléments. Bien que la conscience soit compatible avec les lois de la physique, elle ne découle pas directement de celles-ci. »

L’émergentisme consiste en un monisme de la substance, et un dualisme des propriétés : l’esprit provient de la matière mais ne s’y réduit pas. Il est un domaine de complexité obéissant à ses propres lois. Ce domaine de complexité n’est pas le monde premier des Idées de Platon, ou le domaine éternel de l’Un, d’où la matière elle-même provient ; ce domaine est le monde des idées, avec un petit i… un royaume en soi, qui provient de la matière. Ce mouvement d’émergence est inverse au mouvement d’émanation, mais je le trouve tout aussi beau.

♪ tapis : Kenji Kawai, « Utai IV, Reawaking », Ghost in the shell, OST du film de 2017

En comparaison, le « dualisme informatique » du cyberpunk serait en fait un monisme matériel aussi mais qui serait réductionniste. L’esprit « numérisé » n’est pas une propriété émergente de la matière, possédant un certain degré d’indépendance ; c’est un programme complètement déterminé par le matériel qui le code et le lit. C’est un modèle mécaniste qui n’a rien à voir avec l’esprit réel, celui qui émerge du vivant.

L’émergentisme est ainsi une sorte de monisme matériel, mais sans réductionnisme : ce n’est pas donc pas un matérialisme. Ou en tout cas, pas un mécanisme. Ce n’est pas un idéalisme, et pas un spiritualisme non plus.
Le spiritualisme du XIXe siècle s’affirmait comme une troisième voie, échappant à la fois au matérialisme et à l’idéalisme. L’émergentisme propose encore une autre voie, entre matérialisme et spiritualisme ; entre mécanisme et vitalisme.

Je pense que l’émergentisme permet de tenir compte de toute la complexité du réel ; il ne la rabote pas, ne la réduit pas. Il laisse sa juste place à l’intuition bergsonienne, sans laquelle aucune compréhension du réel n’est possible, et sans laquelle on ne peut donner un sens global à l’existence.

Avec l’émergentisme, le monde des Idées transcendant, lointain et écrasant, qui tend à mener au mépris du corps, devient le monde des idées émergeant, le monde des idées avec un petit i, un monde foisonnant autant que précieux et fragile.

Si l’on prend cet émergentisme, qu’on le mêle aux atomes d’esprit de Démocrite avec lequel il semble pourtant incompatible, et qu’on mélange encore tout ça aux daimon de Platon et qu’on ajoute un soupçon de Julian Jaynes…. Si on y met les bonnes proportions et le bon assaisonnement, on obtient quelque chose qui rappelle beaucoup la conscience telle que racontée dans la saga His Dark Materials de Philip Pullman – A la croisée des mondes… Et ce sera le sujet de la prochaine émission !

♪ tapis : Lorne Balfe, générique de la série « His Dark Materials »

Nous ferons voyager les corps et les esprits entre des mondes. Nous ouvrirons des portes à travers lesquelles se glissent fantômes, anges et ombres.
Je recevrai aussi un invité – un vrai invité, une personne vivante : Yves Audigier. Ils nous parlera de son Livre des portes, le plus grand livre artistique du monde.

♪ tapis : Melody Gardot, « If The Stars Were Mine », version orchestrale, My One And Only Thrill

Et ce sera pour le mercredi 5 mai ! Voici l’heure des références biblio et cinématographiques.

Les pop références :

Nous avons encore retrouvé dans cet épisode le Major Kusanagi de Ghost in the Shell, et Takechi Kovacs de la série et du roman Altered Carbon

J’ai évoqué les vifs de La Horde du contrevent, le roman d’Alain Damasio

J’ai parlé de Xenosaga, la série de J-RPG de Tetsuya Takahashi, et j’ai cité rapidement Persona 5 pour son Metaverse. A noter que le gameplay de tous les Persona repose sur une dualité des mondes, avec un monde de l’inconscient collectif dans lequel se révèle le pouvoir des personas qui empuissantent les personnages. Ces personas sont inspirées de la psychologie analytique de Jung, au passage.

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Morgana, aka Mona, Persona 5

Du côté de la bibliographie documentaire :

  • Antonio Damasio, L’ordre étrange des choses, Odile Jacob, 2017
  • Christof Koch, A la recherche de la conscience, Odile Jacob, 2006
  • Robert Laughlin, Un Univers différent, Fayard, 2005
  • Pascal Picq, L’intelligence artificielle et les chimpanzés du futur, pour une anthropologie des intelligences, Odile Jacob, 2019
  • Roger Penrose, L’esprit, l’ordinateur et les lois de la physique, InterEditions, 1992
  • Julian Jaynes, La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit bicaméral, PUF, 1994
  • Peter Kunzmann, Franz-Peter Burkard et Franz Wiedmann, Atlas de la philosophie, Le livre de poche, collection La Pochothèque, 1999
  • La Baghavad-Gîtâ, commentée par Shrî Aurobindo, éditions Albin Michel, collection poche Spiritualités vivantes
  • Le livre des Morts tibétain, commentaire de Philippe Cornu, Pocket, 2011
  • Cyrille Javary, Les trois sagesses chinoises, Albin Michel, collection poche Spiritualités vivantes, 2012
  • Le Yi Jing, traduction et commentaire de Cyrille Javary, Albin Michel, 2012
  • Le Yi King, traduction et commentaire de Richard Wilhelm
  • Henri Bergson, Œuvres intégrales tomes 1 et 2, commentées par Jean-Louis Vieillard-Baron, La Pochothèque
  • Allan Kardec, Le Livre des esprits
  • Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Folio Essais, 2012

Le 5 mai, nous parlerons de portes interdimensionnelles et d’esprits multidimensionnels !

Je vous laisse avec Imany et sa reprise de « Wonderful Life », premier single du projet « voodoo cello », suivie de « Opium » d’Emilie Simon.

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